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Revue

L’UNEBÉVUE N°39
La nuée du langage

Sommaire

 

La nuée du langage. Jacques Lacan

– Pourquoi il est comme ça ? demanda Junior. Pourquoi faut-il toujours qu’il raconte des trucs bizarres ? Bordel, il a même pas besoin de prendre des drogues.
– Certains disent qu’on l’a lâché et qu’il est tombé sur la tête quand il était petit, quelques Anciens disent qu’il est magique. – Qu’est-ce que tu penses toi ? – Je pense qu’il est tombé sur la tête et je pense qu’il est magique

 

Songe d’une nuit d’hiver. Une histoire de bord de Loire. Élise Cressely

Le penser sylvestre, la sorte de penser que fabriquent les forêts, la sorte de penser qui nous relie au reste de la vie, est essentiellement une forme imagiste (imagistic) de pensée. Souvent, vous ne vous demandez pas si un esprit est réel, vous vous demandez comment les gens le comprennent comme étant réel. Ce sont deux questions très différentes. Dans cette veine le titre de mon livre aurait du être « Comment les Runa pensent les forêts », et non pas « Comment pensent les forêts ». Dans mon travail il est très important d’essayer de parvenir à une certaine fermeture conceptuelle. Penser sémiotiquement à propos de la pensée sylvestre m’aide à comprendre les choses d’une nouvelle manière. Je peux parler en termes très précis des propriétés sémiotiques des choses et je peux travailler avec ces propriétés.

 

Un rêve grammatical. Une remarque de grammaire onirique. Jean-Claude Dumoncel

Quand Hiroshima a été détruit par une bombe atomique en 1945, la première chose vivante à émerger du paysage soufflé fut le champignon matsutake. L’indétermination joue un rôle essentiel dans la diversité contaminée. Raconter des histoires est une méthode qui bouscule, et pourquoi ne serait-ce pas une science à ajouter au panel de la connaissance ? Cette science aurait comme objet de recherche la diversité contaminée, son unité de base serait la rencontre indéterminée qui utilise l’ethnographie et l’histoire naturelle. Ces histoires ne peuvent pas être résumées, elles ne sont pas scalables.

 

Réveiller les Esprits de la Terre. Rencontre à l’Échangeur. Barbara Glowczewski

On a ce préjugé, cette espèce de caricature des chasseurs-cueilleurs nomades – sou- vent rapprochés de populations préhistoriques dans une vision évolutionniste de l’histoire – que la culture authentique serait celle qui a été perdue avec la colonisation. Or, la leçon justement de ce rapport à une nostalgie existentielle profonde, qui est la nostalgie du territoire existentiel de Guattari et Deleuze, la nostalgie de la déterritorialisation, c’est la valorisation de cette nostalgie-là, par rapport au refus d’être dans une nostalgie d’un temps d’avant qui serait immobile dans la répétition, c’est essentiel. Si on accepte ici dans les théâtres, dans les expositions, que la culture occidentale doive toujours inventer, créer, innover, pourquoi est-ce que les peuples autochtones n’auraient pas une valeur culturelle en tant que créateurs de leur propre culture, qui change dans certains cas, pour des Aborigènes qui sont en Australie depuis 60000 ans, en s’adaptant à des transformations inouïes du paysage ?

 

L’indien le plus coriace au monde. Sherman Alexie
Traduit de l’américain par Nicolas Plachinski

« Ils te feront la peau s’ils en ont l’occasion », disait mon père. « Qu’ils t’aiment ou qu’ils te détestent, les blancs te tireront une balle en plein cœur. Même après toutes ces années, ils peuvent encore sentir le saumon sur toi, le saumon mort, et ça, ça rend les blancs dangereux ».
Nous tous, Indiens et blancs sommes hantés par le saumon. Lorsque j’étais un petit garçon, je me penchais au bord d’un barrage au hasard, – peut-être celui de Long Lake ou de Little Falls ou encore celui du grand dragon gris qui s’appelait aussi le Grand Coulee – et je regardais les esprits des saumons qui s’élevaient de l’eau vers le ciel et devenaient des constellations. Pour la plupart des Indiens, les étoiles ne sont que des pierres tombales blanches dispersées dans un cimetière obscur.

 

William Burroughs, six actes de magie. Julio Barrera-Oro

« Toute mon œuvre est orientée contre ceux qui sont disposés, délibérément ou par stupidité, à faire sauter la planète ou la rendre inhabitable » écrit William Burroughs, qui affirme maintes et maintes fois que l’art en général, et la littérature en particulier, sont d’origine magique. Et il se pourrait bien que cela ait quelque rapport avec sa conception, sa connaissance et sa pratique de la psychanalyse.

 

Un air sur trois notes à propos de Foucault en Californie. François Dachet

« Si mes souvenirs sont exacts, je dois la première grande secousse culturelle à des musiciens sériels et dodécaphonistes français – comme Boulez et Barraqué – aux- quels j’étais lié par des rapports d’amitié. Ils ont représenté pour moi le premier accroc à cet univers dialectique dans lequel j’avais vécu » déclarait Michel Foucault en 1969.

 

Déplacer LES montagnes. Marie Jardin

Rien, ni au début, ni à la fin. La vallée encaissée et grise est découpée en tranches. Les plastics et les bâches, fleurs d’avenir, se sont épanouis autour des arbres fracassés. D’énormes pylônes s’élèvent déjà très haut, prochains supports d’autoroutes élégants reliant les deux cotés de la montagne. Les turbines tourbillonnent là où elles sont installées. Des hommes transportent des décombres dans des paniers sur leur dos. Certains ont mis des foulards sur leur visage et parfois portent des casques. Une vache toute maigre et brune se faufile.

 

De la gestion technocratique des vivants et des morts. Françoise Gendrot

« Que s’est-il passé ? La vie, et je suis vieux » écrit Simone de Beauvoir en 1970 dans son avant-dernier essai de plus de 800 pages, La Vieillesse. « Devant l’image que les vieilles gens nous proposent de notre avenir, nous demeurons incrédules ; une voix en nous murmure absurdement que « ça » ne nous arrivera pas : ce ne sera plus nous quand « ça » arrivera. Avant qu’elle ne fonde sur nous, la vieillesse est une chose qui ne concerne que les autres. Ainsi peut-on comprendre que la société réussisse à nous détourner de voir dans les vieilles gens nos semblables. C’est l’exploitation des travailleurs, c’est l’atomisation de la société, c’est la misère d’une culture réservée à un mandarinat qui aboutissent à ces vieillesses déshumanisées. Elles montrent que tout est à reprendre, dès le départ. C’est pourquoi la question est si soigneusement passée sous silence : je demande à mes lecteurs de m’y aider ».

 

Albin et Serena. Frantz Succab

Albin-boulanger nous procurait notre pain quotidien ; mais si l’on fait la part entre son métier qu’il exerçait avec conscience et le reste, il n’avait montré qu’un seul don dans sa vie, celui de disparaître. Alors comme ça, souvament, disparaître prend Albin, fap. Comme soudainement la nuit s’empare du ciel, de la montagne, des arbres, de tout, pour les plonger en présence invisible, un là-sans-là, jusqu’à ce que l’aube les amènent-venir, là, sous nos yeux, à une autre présence inondée de soleil.

 

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L’UNEBÉVUE N°38
Penser sémiotiquement

Une drogue nommée tradition.
Sherman Alexie
Traduit par Nicolas Plachinski

– Pourquoi il est comme ça ? demanda Junior. Pourquoi faut-il toujours qu’il raconte des trucs bizarres ? Bordel, il a même pas besoin de prendre des drogues. – Certains disent qu’on l’a lâché et qu’il est tombé sur la tête quand il était petit, quelques Anciens disent qu’il est magique. – Qu’est-ce que tu penses toi ? – Je pense qu’il est tombé sur la tête et je pense qu’il est magique.

La forêt pensante. Vrilles du penser sylvestre.
Eduardo Kohn, Daniel Steegmann Mangran
Traduit par Xavier Leconte

Le penser sylvestre, la sorte de penser que fabriquent les forêts, la sorte de penser qui nous relie au reste de la vie, est essentiellement une forme imagiste (imagistic) de pensée. Souvent, vous ne vous demandez pas si un esprit est réel, vous vous demandez comment les gens le comprennent comme étant réel. Ce sont deux questions très différentes. Dans cette veine le titre de mon livre aurait du être « Comment les Runa pensent les forêts », et non pas « Comment pensent les forêts ».  Dans mon travail il est très important d’essayer de parvenir à une certaine fermeture conceptuelle. Penser sémiotiquement à propos de la pensée sylvestre m’aide à comprendre les choses d’une nouvelle manière. Je peux parler en termes très précis des propriétés sémiotiques des choses et je peux travailler avec ces propriétés.

Le champignon matsutake et son monde dévasté : diversités contaminées et collaborations interspécifiques du vivant.
Anne-Marie Vanhove

Quand Hiroshima a été détruit par une bombe atomique en 1945, la première chose vivante à émerger du paysage soufflé fut le champignon matsutake. L’indétermination joue un rôle essentiel dans la diversité contaminée. Raconter des histoires est une méthode qui bouscule, et pourquoi ne serait-ce pas une science à ajouter au panel de la connaissance ? Cette science aurait comme objet de recherche la diversité contaminée, son unité de base serait la rencontre indéterminée qui utilise l’ethnographie et l’histoire naturelle. Ces histoires ne peuvent pas être résumées, elles ne sont pas scalables.

Le Bel Antonio, un queer dans son siècle.
Marie Jardin

La déclaration publique de sexe pour Alfio, le père du Bel Antonio, n’a plus que le bordel pour relever sa propre déroute, qui passe par son fils dont le mariage annulé a fonctionné comme déclaration publique d’impuissance. On va assister à une preuve suicidaire de virilité pour relever la fierté du nom. Sacrifice des pères et des fils, Pasolini, auteur du scénario, est particulièrement sensible à cette question. Mettant en valeur les analyses de Pasolini, Deleuze écrit « qu’il est bon en effet que le personnage soit névrosé pour mieux marquer la naissance difficile d’un sujet dans le monde ». Le héros est aux prises avec une inhibition et non un défaut physique, chance filmique d’après Pasolini. Un pouvoir ne pas pouvoir ne parvient pas à trouver un régime de signes et d’intensités qui lui donnerait existence autre qu’au négatif, et, éventuellement, donnerait une autre version à « l’inhibition » nommée par Pasolini. Se produirait-il une forme de contingence comme ligne de fuite au dispositif de sexualité ? Antonio, jusqu’au bout, maintient le trouble obscur.

Le visage est une politique.
Françoise Jandrot

Désormais la sécurité est au-dessus des lois, et notre visage est devenu un faciès. Cependant, pour toutes les situations de mobilité (lorsqu’une personne marche dans la rue par exemple), l’efficacité des techniques de reconnaissance faciale est très limitée. Car les capteurs sont vite en défaut par de nombreuses variations telles que la rotation du visage, son expression – le visage comportant quarante muscles, on imagine le nombre de combinatoires liées à leur action simultanée ou non – l’éclairage, la pilosité, le port d’un chapeau ou de lunettes, le maquillage, etc. Dans de tels cas, on observe des taux d’erreurs qui atteignent souvent 100%. La production des visages excède les frontières des héritages génétiques familiaux, mais elle n’échappe pas, comme toute production du vivant, à l’ordre des agencements concrets de sémiotisation des pouvoirs qui ont besoin de cette production sociale. Le visage est une politique.

Biopsy.
Sylviane Lecoeuvre

Mme C. revient avec les clichés. Moi : « – Je peux vous voir 3 mn ? » Mme C. : «  – Euh, enfin 2 mn seulement ». Je lui dis que je n’ai oublié aucune de ses paroles prononcées pendant la biopsie. En fait, ce que je garde pour moi c’est que toutes ses paroles étaient très désincarnées. Mme C : « – En fait, nous sommes coachés par un hypnotiseur et on suit des cours de PNL On peut quand même pas faire n’importe quoi ou dire n’importe quoi quand on a des choses désagréables à annoncer à quelqu’un ». Je pars et je me demande encore aujourd’hui quelle serait la bonne traduction en PNL pour : « Vous avez un cancer ».

Les Communs, un défi à l’imagination des juristes
Sylviane Lecoeuvre

Il n’a échappé à personne que le retour présumé du ou des communs occupe depuis deux décennies au moins le devant de la scène médiatique et qu’il est devenu un sujet de débats transdisciplinaires engageant aussi bien les économistes, les sociologues que les philosophes, les historiens ou les anthropologues. Mais la question posée par ce « retour » des communs à la discipline et à la pratique du droit est autrement complexe. Il devient désormais clair que le droit moderne, imprégné par l’ontologie naturaliste qui domine la représentation occidentale du monde, fait maintenant défaut lorsqu’il s’agit d’articuler de façon pertinente le droit formel aux exigences que requiert l’existence des communs.

Des jeunes gens dansent au-dessus d’un volcan.
Une version décoloniale des Indes galantes de Rameau.
Ninette Succab-Glissant

Fidèle à l’esprit de Rameau qui voulait introduire dans ses opéras des évènements contemporains, Clément Cogitore transpose la danse du Grand  Calumet de la Paix sur une scène de danses urbaines décapantes avec le « krump», culture de la rue, qui de la sorte vient mettre en lumière les enjeux politiques de l’opéra-ballet de Rameau et du texte du librettiste Fuzelier. La puissance d’évocation de la partition peut raconter le monde à travers la ville avec ses frontières, ses tensions, ses malentendus. Cogitore réussit à nous transborder du XVIIIe au XXIe siècle, de l’espace colonial d’alors à nos banlieues d’aujourd’hui, en transmettant l’émotion, la colère et la résistance, ainsi que les incidences de la colonisation dans notre époque.

L’UNEBÉVUE N°37
L’HABITUDE DU SIGNIFIANT

280 caractères
Sherman Alexie
Traduit par Nicolas Plachinski

En novembre 2017, les messages de Twitter sont passés de 140 à 280 caractères. Sherman Alexie en a fait un poème.

L’habitude du signifiant
Xavier Leconte

Eduardo Kohn dans Comment pensent les forêts, développe qu’une anthropologie par-delà l’humain est toujours à propos de l’humain. La forêt constitue, pour lui, le terrain d’une poétisation-expérimentation des signes en tant que vivants. Cela l’amène à une lecture serrée de C.S. Peirce en donnant de l’importance, entre autres choses, à ce qu’est « un réel émergent » et à l’abord de l’habitude comme « interprétant logique, véritable, et final ». Quel rapport avec cette remarque de Lacan aux Journées sur Les mathèmes de la psychanalyse : « Ce n’est rien du tout, le signifiant, c’est une habitude comme ça… ».

Costanza Di Capua
Karen Olsen Bruhns
Traduit par Xavier Leconte

Costanza Di Capua, grand-mère d’Eduardo Kohn, est née à Rome dans une vieille famille juive italienne. Elle a rencontré son cousin Alberto Di Capua en 1938, peu de temps avant qu’il n’émigre en Équateur. Après qu’il lui ait présenté par courrier sa demande en mariage elle s’est embarquée, seule, pour aller le rejoindre en Équateur, et se marier avec lui en 1940. Costanza était une matriarche et pas seulement dans sa propre famille. Elle s’occupait d’étudiants en archéologie, d’historiens, d’artistes, d’écrivains, de toutes sortes de gens qui lui rendaient visite. Elle avait une vie sociale très active, très impliquée dans des communautés de Quito autour de l’archéologie, la littérature et la musique.

Peirce, Lacan, et la sémiose vivante
Luc Parisel

La compréhension de la relation entre les formes de représentation spécifiquement humaines et les autres formes de représentation est au cœur de la pratique anthropologique d’Eduardo Kohn, dont la caractéristique principale réside dans l’absence de séparation radicale entre humains et non-humains. La sémiose, qu’il définit comme production et interprétation de signes, « traverse et constitue le monde vivant, et c’est à travers des propensions sémiotiques partiellement partagées que les relations multi-espèces sont possibles et intelligibles analytiquement ». Relire en 2019 avec Eduardo Kohn et C.S. Peirce, quelques passages de L’Éthique de la Psychanalyse nous permet de ressentir à notre tour ce frémissement de vie, insufflé à Paris par Lacan à la libido définie par Freud à Vienne en 1917, et désormais « vouée au signe et à glisser dans le jeu des signes » devenant « le seul universel et dominant primat, d’être subjugué par la structure du monde des signes ».

Élargir la notion d’icône
Le petit déjeuner du professeur Kohn
Claude Mercier

« C’est désormais autour des thèmes de la stabilité et de l’instabilité que s’organisent nos descriptions du monde, et non autour de l’opposition entre hasard et nécessité ». Eduardo Kohn fait sienne cette déclaration d’Ilya Prigogine et Isabelle Stengers dans La nouvelle alliance. Critiquant la manière que peuvent avoir certains anthropologues de théoriser l’animisme en se demandant « comment d’autres humains peuvent traiter les non-humains comme des êtres animés ? » et qui se situent alors dans une conception classique de l’animisme tout en faisant une critique de l’Occident, Kohn suit les pistes des Runa d’Avila, population amérindienne quichuaphone du nord de l’Amazonie équatorienne. Il nous introduit à d’autres formes de représentation que celle dominée par le primat du symbolique et parvient à un nouveau niveau de conceptualisation de la problématique du signe, celui-ci étant vivant. C’est ici une rencontre avec la façon dont Félix Guattari a élargi la notion d’icône qu’il a trouvé dans Peirce. Pour pouvoir cartographier la multivalence de l’altérité, il s’est lui aussi tourné vers les sociétés archaïques qui sont mieux armées que les subjectivités blanches, mâles, capitalistiques, pour opérer cette cartographie.

Voir-comme wittgensteinien au bord des Borromées
Une chose mathématique engendrable avec des bouts de ficelle
Jean-Claude Dumoncel

Prenant le nœud borroméen dans l’état de l’art où il se trouvait, Stéphane Dugowson est arrivé, sur la marelle des mathématiques, à lui faire franchir trois barrières de potentiel que nous pouvons appeler la barrière catégoriale, la barrière morphogénétique et la « barrière de Grothendieck ». La théorie des catégories, les mathématiques de la morphogenèse et la théorie des topos, prises toutes les trois dans l’expansion exponentielle des mathématiques, peuvent être rendues ad libitum difficiles, jusqu’à devenir une terreur pour le layman. Dugowson a tracé une trajectoire exactement inverse. Avec le nœud borroméen, il a pris une chose mathématique engendrable avec des bouts de ficelle. Et à cette chose manipulable il a fait traverser les territoires mathématiques où elle est capable de revêtir successivement les atours les plus excitants.

Inventer de nouvelles formes de vie
Anne-Marie Vanhove

L’analyse du biopouvoir est donc nécessairement aujourd’hui l’analyse du biopouvoir capitaliste. On se rend compte que c’est le vivant, la vie elle-même qui est de plus en plus la marchandise qui fait fonctionner le capital, la vie comme simple vie biologique, objet de médicalisation, mais tout autant la vie informée avec l’intelligence artificielle, les affects, les désirs, les opinions deviennent des éléments centraux de la valorisation capitaliste. Il ne s’agit plus tellement  de reconstruire un prolétariat pour affronter la forme contemporaine de pouvoir, la vie est devenue l’objet de la manipulation banalisée des scientifiques, des biologistes, des médecins, des gouvernements, et la conjonction entre marchandisation de la vie et pouvoir des sciences est un enjeu de plus en plus urgent de la pensée. La thèse de Giorgio Agamben peut se présenter ainsi : le rapport entre le pouvoir souverain et la vie nue est un rapport de capture, sur la base d’une structure d’exception. Le camp comme paradigme biopolitique de l’Occident a remplacé la cité. Et pour développer cette thèse, il ne déduit pas la définition du camp à partir des évènements qui s’y sont déroulés, mais il se demande plutôt ce qu’est un camp, ce qu’est sa structure juridico-politique pour que de tels évènements aient pu s’y produire ? En conséquence, le camp n’est plus alors considéré seulement comme un fait historique mais en quelque sorte comme la matrice secrète, le nomos de l’espace politique dans lequel nous vivons encore.

Entre d’intimes inconnus, une discrète porosité des corps à la pluie, au soleil, à la mer, aux montagnes
Marie Jardin

Savoir vieillir n’est pas rester jeune, c’est extraire de son âge les particules, les vitesses et les lenteurs, les flux qui constituent la jeunesse de cet âge, nous disent Deleuze et Guattari. Et Foucault d’ajouter, si l’on peut dire, que l’oisiveté dans une société aussi affairée que la nôtre est comme une déviation – déviation d’ailleurs qui se trouve être une déviation biologique quand elle est liée à la vieillesse, et c’est une déviation, ma foi, constante, pour tous ceux qui n’ont pas la discrétion de mourir d’un infarctus dans les trois semaines qui suivent leur mise à la retraite. Between sisters est un film bien peu connu de Emanuele Gerosa. Manu filme sa mère Ornella et sa tante Teresa, deux femmes d’un certain âge, comme on dit, et se trouve entraîné dans une performance inattendue, un film in process, avec l’imprévisibilité de la vie. Dès qu’il a commencé à filmer, les choses se sont très vite mises à remuer pour chacun.e.s, y compris pour lui : « un trou s’est ouvert », dit-il. Un lit pour Olga, l’auxiliaire de vie, un brancard, un lit à l’hôtel, un transat, les lits, toutes sortes de lits, vont constituer un « praticable » théâtral au long du film. Lit d’hôpital où Teresa a gardé à proximité ses lunettes de soleil, où ce n’est pas la vieillesse qui est une maladie, et où Teresa, soignée et accompagnée (« dis-moi ce qu’on va faire de moi sinon je tue quelqu’un ») guérit sans trop de difficultés d’une pleurésie. Peu à peu s’insinue et s’infiltre une discrète porosité des corps au soleil, à la pluie, à la mer, aux montagnes.

Les corps, le droit français, et l’homme rêvé par le marché
Une lecture de L’institution de la liberté de Muriel Fabre-Magnan
Françoise Jandrot

Dans ce livre extrêmement dense, et mettant en relief beaucoup de problèmes actuels, Muriel Fabre-Magnan souligne le déplacement sémantique qui s’opère entre les années 1968,  « mon corps m’appartient » et la revendication d’un droit de propriété, aujourd’hui, qui ouvre la potentialité d’être commercialisable. La liberté de disposer de son corps devient un droit de consentir à ce qu’il soit aliéné et commercialisé. La jurisprudence américaine raisonne en termes de droit de propriété des individus sur leur propre corps. L’objectif affiché est de réserver à chacun les bénéfices de l’exploitation de son corps. L’essentialisation du concept de vulnérabilité, utilisé en droit interne et en droit européen, participe d’une vision manichéenne qui sépare radicalement les capables des incapables. En identifiant des personnes vulnérables, on juge désormais des personnes et  non plus de leurs actes. Mais que juge-t-on de la personne ? La réponse dépendra de l’appréciation du Juge. Ce sont les actes qui traditionnellement étaient jugés, non l’être des personnes, ni leurs intentions. Muriel Fabre-Magnan critique l’implicite de la formulation d’un principe de libre disposition de son corps qui entérine la coupure supposée par certaines théories entre le corps et l’esprit qui entretiennent l’illusion qu’ils seraient séparables. L’article 16-1 du Code civil, énonce que « chacun a droit au respect de son corps », en réponse à la question qui s’est posée à partir du moment où la technique a rendu possible de séparer et conserver hors de la personne certains éléments de son corps. L’auteure ajoute, « cependant, même lorsque les éléments peuvent être matériellement détachés, c’est la personne elle-même qui est en réalité dépecée ». Les textes font coexister en les délimitant précisément, un principe de libre disposition de son corps, avec un principe d’indisponibilité du corps humain.

La chèvre africaine de Monsieur Seguin
I am not a witch de Rungano Nyoni
Ninette Succab-Glissant

Partie de la constatation que ce sont toujours les femmes qui sont accusées de sorcellerie et que le phénomène se retrouve en différents points d’Afrique, Rungano Nyoni a passé un mois au Ghana dans un « camp de sorcières » vieux de 200 ans. Cela lui a permis d’en observer l’organisation et les rythmes, ainsi que les conditions de travail des femmes, et d’envisager l’écriture de ce film. Pourquoi n’y a-t-il pas de camps de sorciers? Pourquoi ces camps pour les femmes? Et même pour de petites filles, comme Shula, l’héroïne du film ? I am not a Witch, (Je ne suis pas une sorcière) est un film à scènes, organisé dans sa structure comme les contes zambiens que cette jeune cinéaste a écoutés dans son enfance. Chacune des scènes ou presque, est présentée dans un contexte réaliste, une situation ubuesque – tantôt risible, tantôt violente, et souvent les deux. Rungano Nyoni reprend dans son film deux figures symboliques du pouvoir de l’Afrique subsaharienne : le religieux et le politicien – qui finissent par être très semblables dans leur volonté de pouvoir. La fable est savamment construite dans l’esprit du théâtre Chikwakwa, une forme de théâtre né à l’université de Lusaka en Zambie au moment des indépendances. Tourné en Zambie, on peut voir sur l’écran un paysage de désolation, transposable dans n’importe quel pays d’Afrique de l’Ouest ou de l’Afrique Australe, qui laisse entrevoir les immenses inquiétudes pour le futur face à la mondialisation, ainsi qu’une certaine impuissance des populations, ce qui ne fait qu’exacerber les pratiques sorcellaires. Malgré le destin international de ce film, Rungano Nyoni l’adresse d’abord aux Africains. Elle y met une forme d’humour particulier. Et l’amour du burlesque de sa culture est aussi lié à la langue vernaculaire la plus parlée, le « swahili », symbiose de langues diverses qui contribue à l’élaboration d’un ensemble commun. Mettant en avant la dérive des traditions, la réalisatrice signe un portrait inhabituel, peut-être jamais vu, d’une Afrique qui fait face à la modernité, mais reste en même temps empêtrée dans ses traditions.

 

L’UNEBÉVUE N°36
Maintenir la vision
ISBN : 978-2-914596-57-2, ISSN : 1168-148X , 256 pages, 22€.
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Sommaire

 

Agir commun et subjectivation collective. Inventer de nouvelles formes de vie. Anne-Marie Vanhove

En 2014, Pierre Dardot et Christian Laval publient un livre : Commun, essai sur la révolution au XXIe siècle. La découverte du livre de Foucault, Naissance de la biopolitique fut pour eux un déclencheur pour redéfinir complètement le concept de néolibéralisme. Le commun est avant tout une affaire de droit, donc de détermination de ce qui doit être : ou bien le droit de propriété est fondé comme un droit exclusif et absolu, et le commun n’a alors de place que résiduelle, dans les interstices ou les marges que la propriété laisse non occupées, ou bien le commun constitue le principe d’un nouveau droit destiné à refonder l’organisation de la société et c’est alors le droit de propriété qui doit être radicalement remis en cause. Comment retrouver la possibilité, pour les individus, de s’inscrire dans un processus d’individuation, de retrouver du disparate, de l’hétérogène, une multiplicité de régimes d’existence que la gouvernementalité actuelle nous refuse ? C’est la possibilité de maintenir la vision de « nos futurs ». S’occuper de soi n’est donc pas une simple préparation momentanée à la vie, c’est une forme de vie, écrit Foucault. Une forme de vie ne se réalise que collectivement et cette communauté des formes de vie tient sur des singularités. La forme de vie permet une singularité dont l’usage ne peut être vu par l’État parce qu’il ne peut pas le représenter. Il s’agit d’une singularité quelconque, pré-individuelle, impersonnelle et pourtant la plus intime. Une forme de vie n’est pensable que comme émancipation et élimination de toute forme de souveraineté.

 

 

Il boom, une archive mineure.  Marie Jardin

Il boom. Ce film de Vittorio De Sica avec Alberto Sordi en vedette est sorti en 1963 en Italie, en 2016 en France! 53 ans après ! Archive mineure, de celles qui n’empilent ni ne fixent le passé dans une histoire normée, de celles qu’on produit au fil d’un trouble et d’un questionnement. Giovanni suit le train de vie, au moment du boom italien des années soixante, d’une petite bande d’entrepreneurs enrichis par la spéculation immobilière. Pris à la gorge par ses crédits, il doit trouver de l’argent à n’importe quel prix. Il tombe dans un marché exorbitant. L’épouse du commendatore Baussetti, magnat de la construction et des institutions qui vont avec, (dont la fortune remonte à la colonisation de L’Éthiopie, et qui vient de devenir borgne accidentellement) propose de lui acheter un œil pour son mari. Cette comédie est celle d’un biopouvoir multiface, une fabulation de « la mutation anthropologique », nommée ainsi par Pasolini quelques dix après. Les Baussetti sont des précurseurs résolument modernes, pas seulement dans la gamme des matériaux pas chers, repeints, et des bidets haut de gamme. Une nouvelle matière première corporelle a un devenir rentable sur le marché, corps jetables et corps rentables nouvelle formule. De Sica-Zavattini sont des précurseurs en montrant une façon de faire science au service d’un développement et d’une propension à en faire un régime de véridiction majoritaire, scientiste, qui exige la confiance aveugle. Dans Testo Junkie, Preciado nomme cette biotechnologie et ses emplois : « pharmacopornographie ».

 

Des vagabondes à la Jeune-Fille. Mayette Viltard

La famille est l’échangeur de la sexualité et de l’alliance, dit Foucault. La Jeune-Fille, qui n’est plus exactement dans l’axe parents-enfants, mais qui n’est pas encore dans l’axe mari-femme se trouve au carrefour de la possibilité de naissance des figures mixtes de l’alliance dévoyée et de la sexualité anormale. La vagabonde d’avant-guerre, pupille de l’État, était une jeune fille à relever et préserver pour devenir une épouse, mère, et travailleuse libérée. Aujourd’hui, sa préservation a pris des voies nouvelles. La Jeune-Fille, personnage conceptuel de notre modernité, est le bio-pouvoir au sens où elle est toute entière bio. Il faut pouvoir, en tant que valeur, rester en circulation. Elle est devenue « un capital humain ». Elle doit toujours être préservée, mais la médecine a remplacé le clergé, la préservation est devenue la conservation de la denrée périssable qu’est le corps. Un JeuneFillisme généralisé est désormais exigé de tous, pour pouvoir rester « sur le marché ». « La Jeune-Fille » est devenue un redoutable dispositif biopolitique sécuritaire, un puissant agent de contrôle des comportements et de la massification des populations.

 

Les faiseuses d’histoires. Anne Marie Ringenbach

Apprendre à se laisser affecter par l’enchevêtrement dense de malaise et d’hésitations que nous imposent les situations terrestres (wordly) sans demander à une théorie ou à un principe de définir une position « innocente » n’ayant pas à « répondre » pour ses conséquences. C’est le terme re-susciter qui vient. Re-susciter, reprendre une histoire sur un mode différent, faire une nouvelle version, insiste sur la dimension créatrice d’un problème, qui le modifie en assurant le relais et d’autre part sur le fait que cette création n’est pas dissociable de la question que pose sa reprise.
Cette distinction, entre ressusciter (de résurrection) et re-susciter, vient de Maria Puig qui fait là un métaplasme, figure de métaphore qu’utilise beaucoup Donna Haraway pour affiner son écriture très « technique ». Isabelle Stengers rapporte à ce propos que c’est grâce à Maria Puig qu’elle a perçu que l’écriture de Haraway n’était pas de la sophistication mais un travail au corps à corps avec ce qui avait fait désespérer Viginia Woolf.

 

Supprimer l’agonie. Marie Magdeleine Lessana

Ne te sépare pas de ton geste, c’est résister en créant, en réinventant les sols de tes activités, permaculture, toile, page, films, séances d’analyse, textes, noms, musique… dans un commencement toujours commençant. Les sols seront produits par ton geste, instaurés par tes activités, et non l’inverse. Les cinéastes Kaurismaki, Garrel, et bien d’autres, disent à propos de la Zad de NDDL en cours de destruction et d’expropriation par l’État : « C’est un lieu réel qui lutte pour construire des imaginaires ».

 

Corzéâme. Hans Prinzhorn et le processus de mise en forme, la Gestaltung. Anne-Marie Vindras

En 1921, – il y a presque un siècle – à Heidelberg en Allemagne, Hans Prinzhorn écrivait Die Bildnerei der Geisteskranken. Ce livre a été traduit en français en 1984 sous le titre Expressions de la folie, et publié chez Gallimard dans la collection « Connaissance de l’inconscient ». C’est le résultat de l’étude que Prinzhorn vient de mener à partir de 5000 œuvres, dessins, tableaux, gravures, sculptures, livres, cahiers, collages, broderies, qu’il a réussi à rassembler en allant dans une trentaine d’asiles, tirées de 450 cas de malades. Il cherche à cerner le « processus de mise en forme », la Gestaltung, qui se concrétise dans une œuvre d’art et qui s’alimente à des régions psychologiques très diverses. « De même que les eaux d’infiltration affleurent et ruissellent en de nombreux cours jusqu’à la rivière, de même des impulsions expressives affleurent et ruissellent par de nombreuses voies de Gestaltung jusqu’au fleuve de l’art. Pour l’histoire aussi bien que pour la théorie psychologique il n’existe pas de point précis où commencerait l’art, mais de vastes aires d’origine qui en fin de compte pénètrent toute vie ».

 

Éclats coupants. Étienne Souriau aujourd’hui. David Lapoujade

À l’occasion de la parution, en 2017, de son livre Les existences moindres, David Lapoujade a été invité par Xavier Leconte, Michèle Duffau, et Julio Barrera-Oro à une conférence-débat à Paris à L’entrepôt, le 17 mars 2018. Ce livre est une étude consacrée à la philosophie d’Étienne Souriau et amplifie l’article que David Lapoujade avait publié en 2011, « Étienne Souriau : une philosophie des existences moindres », dans le livre collectif de Didier Debaise, Philosophie des possessions.

 

Les modalités deleuziennes. Jean-Claude Dumoncel

Les modalités deleuziennes, telles que nous les comprenons, se qualifient comme une des extensions conservatives des modalités réunies dans la logique modale mathématique.
La mathématisation des modalités consiste dans les extensions progressives de ce qui se produit sur la passerelle où les modalités entrent à gauche pour faire face aux extensions conservatives portant sur le concept de modalité en lui-même.
Dans ce processus, nous sommes ainsi amenés à distinguer trois phases.
Dans la phase leibnizienne, la passerelle va des modalités aux quantifications
Dans la phase de Prior-Kripke-Hintikka, la quantification est conditionnée par une relation de paramétrisation.
Deleuze définit une troisième procédure où, du côté droit de l’équivalence, le rôle analytique est donné, plutôt qu’à une quantification, à la relation de paramétrisation.

 

L’unebévue N°35
L’asile-du-dedans
ISBN : 978-2-914596-55-8, ISSN : 1168-148X , 261 pages, 22€.
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Sommaire

L’asile-du-dedans. Mayette Viltard

3h du mat’ au 3e Quartier.

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Grey Gardens, le jardin aux sentiers qui bifurquent.  Marie Jardin

Dès les premières images, avec l’oeil de la caméra – un oeil de chat – nous nous faufilons comme des ratons-laveurs dans un espace troué où les successifs passages se créent au fur et à mesure, c’est Grey Gardens du nom d’une grande maison à trous, précisément, reliés par ces passages vivants et imprévus, un lieu-personnage à part entière ; nous allons y fréquenter pendant 94 minutes deux femmes, Edie and Edie. Il y a comme un espace-temps fixe, comme les larges plis de la peau et l’ampleur de la voix de « Big Edie », la vieille dame ; née en 1895, elle a 79 ans au moment du tournage et a beaucoup de mal à se déplacer. Et il y a un espace-temps tourbillonnant, dansé, chanté, modifié, (et même fait de « mode » dans tous les sens de ce terme), celui de     « Little Edie», née en 1917, 56 ans donc, sans cesse en partance sur place pour New York ou un ailleurs où elle aurait « juste un trou de souris ». Mais Edie and Edie sont inséparables, comme Alice et ses transformations, deux versions improbables qui vont se tramer, se combattre, se mettre en tension, avec les occupants végétaux, animaux (chats, ragondins, ratons-laveurs, opossums, puces, etc.) qui y ont fait leur trou et humains « visiteurs» de ce lieu (le jardinier, le jeune homme à tout faire, Jerry    « le faune de marbre », les frères Maysles et deux invités), redéfinissant l’espace comme un espace de contes, une scène, une hétérotopie, une île.

…15

Petit voyage au pays des savoirs situés. Luc Parisel

Bruxelles-Liège, ce n’est pas loin. Ayant appris que se déroulait à Liège, les 26 et 27 octobre 2015, un colloque organisé par des philosophes liégeois, translanguement intitulé : « Staying with the trouble avec Donna Haraway », j’ai décidé d’aller y faire ce que je pensais n’être qu’un petit tour. Le titre du colloque n’était pas sans raisonner pour moi avec le Penser avec Whitehead d’Isabelle Stengers, voire avec le plus récent Penser avec Donna Haraway, édité sous la direction d’Elsa Dorlin et Eva Rodriguez. Au fil des exposés, j’ai progressivement compris que j’étais monté dan un train de la pensée vivante ; je n’assistais pas à un colloque où les jeux sont faits, où l’on brasse un vent narcissisant les orateurs en présence ; non, chaque orateur était au travail dans un sillage ouvert, certes, par l’inénarrable Donna Haraway, mais aussi par ses nombreux/ses élèves ou interlocutrices/teurs tantôt étatsuniens/nes, tantôt européens/nes, parmi lesquel/les, outre les organisatrices/teurs du colloque, Isabelle Stengers, et d’autres, bien sûr.

…45

Les faiseuses d’histoires. Anne Marie Ringenbach

Apprendre à se laisser affecter par l’enchevêtrement dense de malaise et d’hésitations que nous imposent les situations terrestres (wordly) sans demander à une théorie ou à un principe de définir une position « innocente » n’ayant pas à               « répondre » pour ses conséquences. C’est le terme re-susciter qui vient. Re-susciter, reprendre une histoire sur un mode différent, faire une nouvelle version, insiste sur la dimension créatrice d’un problème, qui le modifie en assurant le relais et d’autre part sur le fait que cette création n’est pas dissociable de la question que pose sa reprise. Cette distinction, entre ressusciter (de résurrection) et re-susciter, vient de Maria Puig qui fait là un métaplasme, figure de métaphore qu’utilise beaucoup Donna Haraway pour affiner son écriture très « technique ». Isabelle Stengers rapporte à ce propos que c’est grâce à Maria Puig qu’elle a perçu que l’écriture de Haraway n’était pas de la sophistication mais un travail au corps à corps avec ce qui avait fait désespérer Viginia Woolf.

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Affronter ses démons. Xavier Leconte

Tout cela, dit Lauren, qui est poète et pas seulement sorcière, les histoires de torture et la rage, vient de l’obscur. Mais si tu racontes l’horreur sans recréer l’obscur, tu l’alimentes. Tu ne supprimes pas son terreau. Nous devons rêver l’obscur comme processus, rêver l’obscur comme changement, afin de créer une nouvelle image de l’obscur. Car l’obscur nous crée. Il y a quelque chose de profondément engagé, actif et volontaire dans le reclaiming, c’est tout à la fois régénérer, redécrire, reconstruire. Quant à retrouver notre pouvoir personnel, c’est un voyage qui guérit, mais il n’est pas facile. Car la psyché humaine se forme à partir des relations qu’on a avec les autres gens, les choses et les institutions. C’est un miroir de la culture. Les relations qui nous sont familières et les institutions de notre culture sont liées au pouvoir-sur. Aussi nos paysages intimes sont-ils ceux des récits de la mise à distance et sont-ils peuplés de créatures qui dominent ou doivent être dominées. Pour nous libérer, pour retrouver le pouvoir-du-dedans, le pouvoir de sentir, de guérir, d’aimer, de donner forme à notre avenir, de changer les structures sociales, nous pouvons avoir à nous battre contre nos propres formes-de-pensée.

…91

Pratiques des signes et pouvoirs-du-dedans. Rosine Liénard

Le polythéisme n’est pas une survivance, il est vif et bien présent presque partout. Spécialiste de la Grèce Antique et des Stoïciens, Frédérique Ildefonse dit que l’expérience du polythéisme est l’expérience d’une multiplicité ouverte, d’une multiplicité non réductible à l’unité, voire à la partition, qui est d’une certaine manière une forme d’unification de la pluralité. Les philosophes spécialistes des Stoïciens citent Deleuze (Différence et Répétition, Logique du sens) en ce qu’il a parfaitement repéré que le lekton c’est le sens. Claude Imbert l’analyse rigoureusement : « Deleuze ayant déserté la langue des dieux a fendu la pensée du signe telle qu’elle était construite par les Stoïciens et nous donne accès en retour à la multiplicité dont ils ont voulu tenir compte et dont la pensée transitive était l’aboutissement ». Ou encore quand elle souligne de façon plus générale que toute la Logique du sens de Gilles Deleuze est une méditation sur le stoïcisme et sur quelques manières de s’y dérober. L’événement n’est pas ce qui arrive (accident), il est dans ce qui arrive, le pur exprimé qui nous fait signe et nous attend. Tant Gilles Deleuze que Lacan vont s’attacher à cet évènement incorporel, cet exprimable, le lekton, qui caractérise l’événement en tant qu’il se situe à la frontière même du langage. Ce mode de penser l’expérience sensible, la multiplicité des signes et de leurs agencements, l’hétérogénéité et les flux a des conséquences éthiques. Ainsi, quand Lacan donne l’indication d’aller voir de plus près le formidable et si difficile Logique du Sens dont il a dit, à son séminaire, en 1969 « qu’il est fait comme doit être fait un livre, à savoir que chacun de ses chapitres implique l’ensemble », c’est à entendre de ce point que la philosophie des Stoïciens ne peut être approchée sans prendre en compte ensemble la physique, la dialectique, et l’éthique.

…113

Et nous danserons sur les ruines du vieux monde. Anne-Marie Vanhove

Dans Malaise dans la civilisation, Freud pose en conclusion la question du sort de l’espèce humaine : « Le progrès de la civilisation saura-t-il, et dans quelle mesure, dominer les perturbations apportées à la vie en commun par les pulsions humaines d’agression et d’autodestruction ? À ce point de vue, l’époque actuelle mérite peut-être une attention particulière. Les hommes d’aujourd’hui ont poussé si loin la maîtrise des forces de la nature qu’avec leur aide il leur est devenu facile de s’exterminer mutuellement jusqu’au dernier. Ils le savent bien, et c’est ce qui explique une bonne part de leur agitation présente, de leur malheur et de leur angoisse ». Bien que venant de loin, des USA, Kristin Ross connaît au plus près certaines des luttes actuelles en France, et notamment celle de l’aéroport de Notre-Dame des Landes. Elle établit là une correspondance avec la Commune qui fut avant tout un « évènement spatial » et elle mobilise la notion « d’espace social ». Dans « Pratiques écosophiques et restauration de la cité subjective », Guattari pose les mêmes interrogations que les communards et les militants de Notre-Dame des Landes : « L’individu est tenu de se plier aux disciplines urbaines, aux exigences du salariat ou aux revenus du capital. Il est tenu d’occuper une certaine place sur l’échelle sociale, faute de quoi il sombrera dans le gouffre de la pauvreté, de l’assistance et éventuellement, de la délinquance. La subjectivité collective régie par le capitalisme est donc polarisée dans un champ de valeur : riche/pauvre, autonomie/assistance, intégration/désintégration. Mais ce système de valorisation hégémonique est-il le seul concevable ? Est-il le corollaire indispensable à toute consistance du socius ? Ne peut-on envisager l’émancipation d’autres modes de valorisation (valeur de solidarité, valeur esthétique, valeur écologique. […] Il s’agit de faire tenir ensemble une organisation complexe de la société et de la production avec une écologie mentale et des rapports interpersonnels de type nouveau ».

…153

Aller là où la chose se produit. Susana Bercovich

En 2011, j’ai lu dans le journal que Marisela Escobedo, activiste de Ciudad Juárez, avec qui j’avais partagé l’année précédente la chambre d’hôtel dans le cadre d’un colloque sur la diversité sexuelle, à Mazatlán, avait été tuée. J’ai été prise, aspirée par quelque chose. Il fallait arrêter de penser et d’écrire sur le S/M pour aller là où la chose se produisait. J’ai rencontré des féministes, des journalistes, des performeurs, des activistes, des indiens, des artistes, nord-mexicains de Ciudad Juárez, Tijuana, etc. Toutes ces personnes m’ont orientée. Et nous avons fait un grand colloque à Ciudad Juárez sur la violence et les féminicides. Au nord du Mexique, beaucoup d’intellectuels ne se cantonnent pas à enseigner dans leur université, ils sont aussi activistes. À l’opposé, quand j’ai invité des féministes « top » américaines et autres pour ce colloque, j’ai reçu des réponses du style : « Oui, oui, je vous félicite, j’aimerais y participer mais mon agenda académique est plein ». Seule Elisabeth Ladenson qui n’est pas précisément « une féministe déclarée », est venue. J’avais lu Guattari dans les années 1980, je savais qu’il avait été plusieurs fois au Mexique (en activiste, avec des chamans, à l’hôpital psychiatrique, dans une prison, aux Beaux-Arts de Mexico invité en tant que poète) et en regardant une vidéo de lui, j’ai été très émue. Je me suis dit : « Il parle pour maintenant ! ». Son style ne se laisse pas fixer : il invente, il attrape le monde avec ses sens et il nous le rend dans une mobilité vivante. C’est aussi ce que je ressens en m’approchant de Donna Haraway. Ils nous rendent un monde vif.

…187

Le caporal Lortie aux prises avec l’affolement de la langue. Marie-France Basquin

C’est avec une méthode de lecture par cartographie que je vais tenter de faire cas, à la suite de Rose-Marie Mariaca-Fellman des déclarations enregistrées du caporal Lortie juste avant qu’il commette, au Parlement du Québec, les meurtres qui l’ont rendu célèbre. Cartographier les enregistrements de Lortie, c’est en effet produire des tracés d’un régime d’expression a-signifiant qui évacue toute signification, toute prétention à représenter, mais constitue simplement un agir, des traversées, qui font exister d’autres territoires. Également, il s’agit d’écouter les enregistrements comme musique, musique de lalangue. Denis Lortie, caporal, n’aura pu s’appuyer suffisamment sur cette fonction de lalangue et aura dû passer par ce trou noir subjectif où vient se loger le passage à l’acte. Il aura tenté malgré tout par son acte de parole de se produire comme sujet. Il faut rappeler que pour Deleuze et Guattari, la parole, parce qu’elle conserve vivantes un certain nombre de composantes sémiotiques non verbales, une polyvocité sémiotique, est une pièce inconsciente de la production de subjectivité.

…193

Badiou, les mathématiques, la philosophie & la pédagogie. Jean-Claude Dumoncel

Que recouvre exactement le rapport aux mathématiques de Badiou quand nous passons au rapport des mathématiques à la philosophie ? Selon son Éloge des mathématiques, la réponse a au moins le mérite d’une certaine « simplicité ». D’après Badiou « les mathématiques sont tout simplement la science de l’être en tant qu’être, c’est-à-dire ce que les philosophes appellent classiquement l’ontologie ». De sorte que, réciproquement, dans le système de la philosophie, afin de remplir la case ontology que Husserl avait prévue en 1929 dans son article Phenomenology de l’Encyclopaedia Britannica, il suffit selon Badiou « d’incorporer purement et simplement à la méditation philosophique, comme condition mathématique fondatrice, la théorie des ensembles ». La prétendue « métaphysique » de Badiou n’est donc pas « une tentative de métaphysique étayée sur les mathématiques », c’est un morceau de mathématiques découpé puis collé à la place de la métaphysique, supposée vide par un positivisme dissimulé. Que la logique modale conduise à une métaphysique, et à une métaphysique dotée, comme l’ensemble de la logique, d’un statut scientifique, c’est exactement ce à quoi Badiou prétend. Mais une telle métaphysique ne s’obtient pas, comme celle de Badiou, par un simple copié-collé pratiqué sur une théorie mathématique toutefaite : elle doit être construite, et le livre de Williamson atteste que cela demande un travail original. Dans la véritable affinité entre métaphysique et mathématiques, mais toujours contre le copié-collé de Badiou, une autre perspective, d’ailleurs double, est celle qui a été définie par Deleuze.

…209

Le théorème de Lacan, topologie des processus de subjectivation. Claude Mercier

Dans cette séance du 9 mars 1976, Lacan va porter sur la place publique le dissensus radical entre lui et Soury et Thomé, dissensus qui permet de problématiser le trou sans bord, au contraire d’un consensus qui ne nous ferait rester que dans une interrogation journalistique. Nous voyons se construire les pôles de tensions entre la monstration de Lacan avec les droites infinies et le statut particulier du point à l’infini que va lui donner Lacan, et l’autre pôle de tension avec exhaustion combinatoire et démonstration de Soury et Thomé. La problématique développée par Lacan concerne « ce point dit à l’infini » et aura un retentissement sur ladite chaîne signifiante. La question du voisinage de Lacan avec les mathématiques ne relève pas d’une métaphorisation simpliste, et le plan sur lequel il opère n’appartient pas à la science exacte. Pour pouvoir développer ceci, nous devons nous tourner vers Desargues, auteur d’une œuvre obscure, dont Lacan nous demande de la sentir, la sentir mentalement, comme un sentir-mental.

N° 34 DE LA REVUE L’UNEBEVUE
ISBN : 978-2-914596-52-7, ISSN : 1168-148X, 224 p. 22 €
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Sommaire N° 34

MAILLAGES SÉMIOTIQUES DE LA QUOTIDIENNETÉ

À TITRE DE SÉJOUR, L’ESCALE, UNE PRATIQUE D’HOSPITALITÉ AU CINÉMA

Marie Jardin

Des migrants, une menace pour la sécurité identificatoire, la police et la stabilité des frontières du sens, des territoires, des corps et des relations réglées. Dans cette mise hors-jeu d’un quotidien normé, dans ce temps suspendu et soumis à l’arbitraire, Kaveh Bakthiari tourne clandestinement un film L’escale, qui réalise une forme de maillage sémiotique « d’un quotidien accidenté », « d’une réalité souterraine ». Tout cela trace en creux ce qu’il en est des conditions de vie instituées, pensées habituellement comme « naturelles » et « individuelles ». Quand chaque geste anodin et quotidien peut remettre la vie en jeu, chaque mot pour dénommer choses et gens, la forme, le style narratif pour recevoir leur témoignage, pour en créer un qui ait une efficace, vont être très importants, et le film va mettre sans relâche cette question au travail : « J’étais parti avec des clichés, l’illégalité… les clandestins… même inconsciemment, on se dit ce sont des voyous… une peur s’installe… ».

ENTRER DANS LE CERCLE MAGIQUE DE DÉMÉTER ET CORÉ

Anne-Marie Vanhove

Que de variations, de spirales, de volutions, autour de Déméter et Coré-Perséphone. Claude Calame a contribué à l’histoire des femmes, puis du genre, puis de la sexualité. Dans les années 1990, alors qu’il enseignait à Yale et Princeton, il fut frappé par la violence du débat féministe à l’intérieur de l’université, et s’est rendu compte à quel point cette vision militante a projeté sur des textes poétiques antiques, notre propre conception de l’équilibre social entre les sexes. La version que donne Starhawk de Déméter et Coré dans Rêver l’obscur, femmes, magie et politique participe du lien qu’elle fait entre magie et politique, invoquant la Déesse comme affirmation de l’immanence.

REICH L’IMPOSSIBLE.

Gérard Blikman

Lore Reich : « Les psychanalystes ont rendu mon père fou ». Reich a-t-il jamais eu un « territoire » ? Le diagramme reichien est riche d’enseignement, il permet de lire que la question de la libido, pour rester liée à la dialectique du désir, impose de ne pas désolidariser les trois points de fuite, le sexuel, le politique, le psychanalytique. Et Reich l’a tenue à corps perdu, cette question de la libido. L’impossible formule, l’impossible organe indiscernable, fouillant les bas-fonds, les corps, les amibes et autres micro-organismes… Quelle insistance de la FDA pour prouver que l’orgone n’existe pas, jusqu’à en brûler tout historique, toute trace, tout écrit, dont ladite paranoïa de Reich ne serait que le faible écho ! Quelle détermination des politiques et des psychanalystes à brûler la sorcière Reich ! Y aurait-il donc une formule possible d’un organe, d’une libido qui n’existe pas? Sur les traces de cette question sexo-politico-psychanalytique, on peut croiser Lyotard, et son économie libidinale, ou Deleuze et Guattari et leur corps sans organes, ou encore Lacan et sa lamelle.

3 AVRIL 1952, À ORGONON

Traduction Gérard Blikman

Moi, Wilhelm Reich, suis assis, seul dans une vaste pièce en bas de la maison. J’espère que quelqu’un, un jour, dans le futur, écoutera cet enregistrement avec un grand respect, le respect  pour le courage qui a été nécessaire pour maintenir assidument le travail de recherche sur l’énergie vitale et l’orgone tout au long de ces années.

DADA DADA DADA LA VIE. DEVENIR-IDIOT

Julio Barrera-Oro

Les dadaïstes vivaient dans une société bloquée. Sans argent. En exil à Zurich ou à Berlin, dans la misère. Les gens n’avaient pas de pain, les rues étaient pleines d’estropiés. On se prostituait pour manger un peu. On se suicidait. On se tuait dans des soirées sadomasochistes. Le désespoir était total. Et en même temps, ces gens ont eu la force de produire un art exceptionnel. On croit connaître le mouvement Dada, mais Marc Dachy soutient qu’on n’a pas encore commencé à l’étudier. Pourquoi ? Deleuze, entre autres, en donne une explication : « Le dadaïsme, c’est un réseau transversal et qui affecte tous les pays, tous les pays, de l’Europe, euh… de l’Europe de l’Est à l’Amérique, euh… le dadaïsme traversera le monde entier. Précisément parce qu’il n’est pas centralisé. Et qu’est-ce que fait André Breton ? Qu’est-ce qu’il fait, André Breton ? Il remet de l’ordre. Il remet de l’ordre et il fait un truc national, un truc bien français. Le surréalisme sent le français. Et il établit ses tribunaux, et il lance ses excommunications, et il mettra tout le monde au travail forcé, à savoir les pages d’écriture automatique et les petits jeux débiles, euh… et tout ça. Bon. Il remet de l’ordre. Et il en fait un centralisme français. Bon : Dada ne s’en remettra pas, je veux dire, là, s’il y a une politique dans l’art ou dans la littérature, vous pouvez prendre cet exemple parce que ça a été vraiment une lutte politique. Ça a été une lutte politique, à savoir : Dada s’est fait absolument manger, dévorer, Dada n’était plus possible à cause de la remise en ordre opérée par le surréalisme ».

LAWRENCE APOCALYPSE TODAY

Colette Assouly-Piquet

Apocalypse est un texte écrit par Lawrence en 1929, juste après L’homme qui était mort, et juste avant sa propre mort phtisique, dans un flot de sang. Qu’il ait nommé son dernier livre Apocalypse signifie certainement qu’il a lui-même des révélations à nous faire sur le sens de cet Apocalypse qu’il considérait « comme le plus épouvantable des livres de la Bible ». C’est qu’il le lisait depuis son enfance, dans ce milieu pauvre des mineurs de Eastwood, dans le Nottinghamshire. L’Apocalypse est pourtant un livre difficile. Lawrence remarque que ce livre utilise un langage symbolique, incompréhensible pour le lecteur actuel qui n’en possède pas les codes. En effet, ce langage symbolique est dérivé des cosmogonies préchrétiennes, dénommées tardivement païennes, et Lawrence précise que les rédacteurs de L’Apocalypse ont utilisé cet ancien langage dans le but de détruire ce fond païen, en construisant sur lui un nouveau système qui l’étouffe. En fait, les premiers mystiques chrétiens n’étaient pas capables de fabriquer un nouveau langage symbolique et s’étaient servi de l’ancien langage en le détournant largement de son sens. Ils ont contribué ainsi à nous faire oublier le sens premier des métaphores dont regorge L’Apocalypse, si bien que sa lecture nous est devenue très difficile et que sa puissance cosmique nous échappe totalement.

UNE VOLONTÉ DE SAVOIR… POUR SAVOIR ?

Jean Allouch

La Volonté de savoir n’est pas tant une étude savante qu’une vision. Foucault visionnaire. La psychanalyse introduit ce soupçon à l’endroit de ce qui serait une promotion de la volonté de savoir. Toutes écoles confondues, elle a su noter que, sans les dérangeantes perturbations du symptôme, nulle volonté de savoir concernant le sexe ne montre jamais le bout de son nez. D’ailleurs, n’est-ce pas aussi de là que sont nés le projet foucaldien d’une histoire de la sexualité et, plus avant, l’ensemble des travaux qui ont constitué le champ gay et lesbien ? Aurait-on jamais autant questionné le sexe si l’on avait eu avec lui un rapport apaisé ? Qu’aurait pu dire Foucault de la remarque lacanienne selon laquelle est parfois attribué à l’analyste un pouvoir que, précisément, il s’abstient d’exercer, car il n’est pas le sujet supposé savoir ? L’érotique est-elle envisageable en écartant ce qu’elle suscite de volonté de n’en vouloir rien savoir? De plus, que serait le savoir s’il est exclu qu’en toute conscience l’on sache ce que l’on dit ? Et c’est donc de là qu’est posée la question : qu’en est-il, chez Foucault, tout à la fois du savoir et de son rapport au savoir ? Qu’en est-il, chez lui, du nœud du savoir et de la volonté ? En quoi donc consiste ce qu’il appelle « volonté de savoir » ? Est-elle ordonnatrice du dispositif de sexualité ainsi que le suggère son titre ?

ÉROS-ROSÉE. L’AVENTURE (A)TEMPORELLE DU NŒUD BORROMÉEN

Claude Mercier

Cette étude qui prend pour référence Étant donnés : 1° La chute d’eau 2° le gaz d’éclairage », réalisée par Ulf Linde, assisté par Bo Larsson, Rolf Rosenberg et P.O. Ultvedt, exposé en 2014 au centre Pompidou à Paris, développe une question en jeu dans ce dialogue entre Olivier Zahm et Félix Guattari :

Olivier Zahm : – Pour finir, une question sur le temps. Dans votre réflexion avec Deleuze, il y a tout un passage sur l’idée d’événement. Pensez-vous que ce soit du côté de l’art que l’on peut chercher un autre rapport au temps ? Je cerne mieux votre rapport à l’être (mutation ontologique), mais moins votre conception du temps dans l’hypothèse d’une évolution post-médiatique ?

Félix Guattari : – On peut prendre cette question avec Marcel Duchamp, qui a marqué l’émergence d’un devenir qui échappe complètement au temps. L’événement vient comme rupture par rapport aux coordonnées de temps et d’espace. Et Marcel Duchamp a poussé le point d’accommodation pour montrer qu’il y a toujours, en retrait des rapports de discursivité temporelle, un index possible sur le point de cristallisation de l’événement hors temps, qui traverse le temps, transversal à toutes les mesures du temps.

Reprenant et transformant le mot d’art acontemporain d’Olivier Zahm, Guattari parlera d’art atemporain « où le curseur temps est ramené au point de foyer autopoïétique ».

L’Unebévue N°33 : Au loin l’Oedipe
L'unebévue 2015 / ISBN n°978-2-914596-50-3/ 216 p. / 22

Sommaire

Épilogue. Ines Rieder. Traduit de l’allemand par Sylviane Lecoeuvre
Margarethe Csonka-Trautenegg, que sa famille et ses amies avaient appelée Gretl toute sa vie, est morte en août 1999 dans sa centième année. Margarethe fut la jeune fille sans nom qui, en 1919, fit une analyse de quatre mois et au sujet de laquelle Freud, en 1920, publia l’essai « Sur la psychogenèse d’un cas d’homosexualité féminine ». Durant toutes ces années consacrées à l’écriture de la biographie de Gretl/Sidonie Csillag, Diana Voigt et Ines Rieder ont eu avec Gretl des échanges très forts. Elle répétait souvent à quel point elle était fière que leurs entretiens aboutissent à une biographie. La question de savoir si celle-ci devait être publiée sous son nom véritable ou sous un pseudonyme l’occupait beaucoup. Elle était également consciente de ce que l’intérêt porté à sa personne était surtout en rapport avec Sigmund Freud. Elle disait elle-même qu’il y avait quelque chose de grotesque dans la célébrité qu’elle lui devait car elle l’avait toujours considéré comme un crétin à l’esprit mal tourné.

Sidonie C., d’une édition à l’autre. Sylviane Lecoeuvre
Si on tient dans les mains les éditions de la biographie de Margarethe Csonka, on ne peut qu’être frappé des décalages successifs opérés par ces publications, aussi bien dans les modifications des titres et sous-titres que des illustrations des couvertures. Les montages éditoriaux mettent l’accent sur un enjeu essentiel, si présent chez Freud, qui est celui de la constitution d’un public. Sans oublier les péripéties des relations entre le Musée Freud de Vienne et les témoignages de Margarethe, dont Lydia Marinelli place la photo sur l’affiche de l’exposition du musée, en 2007, sur les femmes psychanalystes et les patientes de Freud.

Sidonie l’ironiste. Laurie Laufer
Quand Freud demande « jusqu’où la jeune fille était-elle allée dans la satisfaction de sa passion » avec sa « dame », il sexologise la psychanalyse, en somme, il la désérotise. Si Freud avait prêté l’oreille à Sidonie et non à « la jeune homosexuelle », elle aurait pu lui dire sa position de « lesbienne dans le siècle », telles que Walter Benjamin parlait des lesbiennes de Baudelaire comme « héroïnes de la modernité »: une femme qui aime les femmes, avec ou sans sexe. Ce qui fait trembler, aimer, rêver Sidonie, c’est son désir pour les femmes. La psychanalyse comme érotologie est la praxis du trouble dans le genre. Lorsque Gayle Rubin écrit « la psychanalyse est une théorie du genre », n’est-ce pas aussi à cela qu’elle fait allusion ? La main du baise-main n’a pas de genre. Le baise-main est indifférent sexuel. Il est soin, souci, amour. « Ah, mais c’est très intéressant ! ». Freud ne saisit pas ce que l’ironie de Sidonie permet comme permutations et changements de positions subjectives. Se refusant au baise-main, sourd au trait moqueur concernant ses explications, Freud est à cet instant de l’analyse inapte à l’amour.

Sidonie l’intempestive. Pour un devenir mineur de la psychanalyse. Fabrice Bourlez
La jeune homosexuelle resplendit dans toute son inactualité à partir du moment où elle passe du statut de paradigme analytique à celui de « personnage conceptuel », notion établie par Deleuze et Guattari vers la fin de leur collaboration : « Le personnage conceptuel n’a rien à voir avec une personnification abstraite, un symbole ou une allégorie, car il vit, il insiste ». Par sa vie et son insistance, il parvient à transformer les territoires balisés, à faire tressaillir les langues communes, à faire bégayer la pensée. Il se détache progressivement du contexte historique auquel il est rattaché pour éclairer d’un jour absolument nouveau nos existences. Sidonie prend donc toute sa puissance lorsqu’elle renvoie aux cliniciens leur question sur « le cas » exactement à l’envers, soit : lorsqu’elle les interroge sur les éventuels présupposés homophobes de leur pratique. Certes, on connaît la lettre de Freud à la mère d’un jeune homosexuel, écrite en 1935 : « L’homosexualité n’est certainement pas un avantage mais elle n’est pas honteuse, perverse ou dégradante ; elle ne peut être classifiée comme une maladie, nous la considérons comme une variation de la fonction sexuelle ». Mais la pratique analytique désire-t-elle, attend-elle non pas des gays et des lesbiennes en analyse mais des analystes gay et lesbiennes ? Ou bien, pour le dire avec Monique Wittig cette fois, « l’orientation de la clinique » est-elle foncièrement et constitutivement straight ?

Lire avec Margarethe. La déconstruction de l’homosexualité féminine dans les pulps lesbiens des années cinquante. Stelios Sardelas
Avec Sidonie Csillag, homosexuelle chez Freud, lesbienne dans le siècle, Ines Rieder et Diana Voigt portent un coup dévastateur à l’essentialisme qui caractérise les théories psychopathologiques de l’homosexualité féminine. Car ce serait un contresens de croire que l’homosexualité est une donnée première, une configuration stable qui préexisterait à l’analyse attendant d’être interprétée, alors qu’il s’agit d’une construction de l’analyse, d’une invention qui s’est faite à partir de Gretl, en la trahissant. Serait-il possible qu’un demi-siècle après sa rencontre avec Sigmund Freud, dans un autre pays, une autre langue, au fond d’un garage sombre et humide, Margarethe ait pu découvrir Sidonie, entourée des plus scandaleuses protagonistes de la littérature érotique de son époque ? J’imagine Gretl prenant un malin plaisir à lire les critiques de la conception freudienne de l’homosexualité féminine, Gretl en train de suivre la bataille du mouvement lesbien pour déconstruire Sidonie, Gretl tournant la page sur « la jeune homosexuelle de Freud ». Il convient alors de reconstituer les cartons de Miss Herbert et feuilleter à notre tour ces petits livres aux couvertures alléchantes, jadis honteusement lus en cachette, aujourd’hui sombrés dans l’oubli. Ils appartiennent à un remarquable phénomène littéraire et social, le pulp fiction lesbien. Pour étonnant que cela puisse paraître, c’est dans les pages des pulps que l’on trouve une mise en tension de l’actualité scientifique, littéraire, et politique avec les scandales du désir, d’où germera la plus pertinente critique de la notion d’homosexualité féminine durant les années 1950.

Lignes d’erre et cartes des présences proches. Barbara Glowczewski
Le Journal de Janmari est comme une pièce à conviction de toute la démarche de Deligny et de son équipe, dont on trouve les indices parsemés dans Cartes et lignes d’erre et toute son œuvre. Que trace Janmari avec ses cercles et ses lignes ondulées ? Les Warlpiri du désert central australien utilisent pour figurer l’eau soit des lignes ondulées soit des lignes droites, selon la trace que l’eau laisse au sol : écoulement des eaux dans les lits du désert, ruissellement des pluies, mais aussi des cercles pour figurer les sources. En ce sens les peintures aborigènes sont des cartes, mais schématisées, topologiques au sens où les vraies distances ne comptent pas, seulement les liens entre les choses. Explorer les cartes devient une sorte de thriller. À la recherche de quoi ? Peut-être de comment cerner ce sentiment ambigu de familier dans l’étrange qui peut saisir non seulement face à d’autres cultures mais n’importe où quand le langage se dérobe.

L’innocent du journal. Colette Piquet
« Mes plus fortes convictions, dès qu’elles passent à l’épreuve d’un roman, s’en trouvent contestées : la “fiction” réintroduit un réel dont mes idées se passaient très bien ! ». Cette remarque extraordinaire de Tony Duvert est une réponse à un article de René Scherer sur le Journal d’un Innocent. Ce récit est un des chefs-d’œuvre de Tony Duvert, et en effet il a pu être pris pour une autobiographie, ou pour un exposé de morale subversive à l’usage des drogués de la pensée commune, ou pour un pamphlet politique révolutionnaire. Je vais tenter de prendre Tony Duvert au mot et de montrer que le Journal d’un Innocent n’est rien de tout ça, que sa raison d’être est, comme le revendique son auteur, totalement littéraire. Ce qui n’empêche pas que, de surcroit, ce beau livre difficile puisse être considéré aussi comme un pamphlet politique.

L’événement Schreber. Gonzalo Percovich. Traduit de l’espagnol par Ana Guarnerio
« Je me défends expressément et décidément d’être un aliéné », écrit Schreber, et il ajoute : « J’ai déclaré que je ne contestais nullement qu’il existât chez moi une maladie mentale au sens de maladie de nerfs ; néanmoins, j’ai strictement fait le départ entre les diverses significations que peut revêtir le mot d’aliéné suivant qu’il est employé par le médecin ou dans son sens juridique ». Dans ce contexte discursif, Schreber postule une différence radicale entre le domaine du savoir médical – plus spécifiquement, du savoir psychiatrique –, et le domaine du savoir juridique. Son geste est celui de quelqu’un qui connaît les lois sur le bout des doigts. Il fut l’un des juristes chargés d’unifier les différents codes légaux qui existaient à son époque dans les royaumes de la région. Mais il faut à n’en pas douter comprendre également ce geste comme un geste politique. Le texte schrebérien est aussi la description exhaustive de ce qu’il vécut lors de ses internements en asile psychiatrique. Le dessin des plans des hôpitaux est frappant. Schreber montre la distribution spatiale, les lieux d’isolement et de classement diagnostique, les espaces de détente et de réclusion. Un véritable tableau de ce que vivent les malades mentaux à l’intérieur des murs d’un asile. Le cas Schreber est un cas-événement au sens foucaldien : un cas qui se joue dans la tension d’une microphysique du pouvoir. Ou comme le dit Judith Revel : le cas, c’est alors précisément ce qui semble ne pas vouloir rentrer dans les mailles de notre grille interprétative, c’est-à-dire, ce qui s’impose dans une singularité absolue, ce qui échappe à l’ordre et affirme, au rebours des processus d’identification et de classification discursifs, l’extra-ordinaire, le dehors de l’ordre, la rupture, l’interruption ; une existence qui n’est plus seulement réduite à la production d’une parole extra-ordinaire, mais qui s’élargit à des pratiques et à des stratégies d’existence.

Délirer l’élangue. Susana Bercovich
Qui délire ? Lortie ? Ou plutôt une culture qui se veut bilingue mais dont l’une des langues est discriminée ? (déjà discriminée du fait qu’il s’agit d’un français ancien). La langue en objet de négociation, au centre de l’ordre politique, cela a quelque chose d’affolant, signe de fausse division entre le subjectif et le politique. Si les Québécois ont le sentiment d’une fin du français, alors Lortie est le cas du Canada, ou du Québec, ou du français au Québec, ou d’un système dans lequel nous sommes tous pris d’emblée.

Til Madness Do Us Part . Wang Bing. Marie Jardin
Je veux juste pouvoir continuer à faire des films. Les possibilités de mon corps risquent d’être de plus en plus limitées à l’avenir. La Chine vit l’époque la plus catastrophique de son histoire. Je ne manque donc pas de sujets. Les malades que montre Til Madness sont des gens ordinaires, des petites gens qui ne laisseront pas de trace dans l’histoire. Leur nom n’a de sens que pour leurs familles. Il disparaîtra après leur mort. Je les ai nommés car je trouvais que le film était un endroit intéressant pour les faire exister. Le cinéma offre un style, il permet de transmettre une expérience à laquelle il ajoute une dimension artistique. Pour Til Madness, je suivais des personnages ou des sentiments. Jour après jour, je continuais à filmer des malades sans avoir aucune idée du moment où je pourrais m’arrêter. C’était très angoissant. Le film que je tournais était interminable, j’ignorais de quelle matière j’avais précisément besoin. Même si je savais bien par ailleurs que l’hôpital nous avait autorisés à rester pendant trois mois seulement. Comment, avec une centaine de cassettes, structurer la narration, lui donner un style ?

Quand Lacan serine soixante-six fois l’Unebewußt. Claude Mercier
« Supposez que quelqu’un entende le mot Unbewußt répété 66 fois et qu’il ait ce qu’on appelle une oreille française. Si ça lui est seriné, bien sûr, pas avant, il traduira ça par Une bévue ». La serinette était un petit orgue mécanique qui servait à apprendre des airs de chansons aux serins. Alors cette ritournelle, cette parole vide, est-elle suffisante pour sortir du cristal ? Je doute qu’une voix d’ordinateur répétant inlassablement sur le même ton « unbewußt » puisse nous faire sortir du cliché, on en resterait à la ritournelle avec cet ordinateur fait de 0 ou de 1. Par contre, comme pour le Boléro de Ravel, il faudrait un galop pour passer de l’unbewußt à l’unebévue, nous permettant ainsi de sortir du cristal, de l’image-cristal sonore et ne plus être pris comme la mouche dans l’ambre. Un changement de vitesse et la reprise de la ritournelle se fait suivant un galop, et la fin, cassage de la ritournelle : unbewußt… unebévue… une bévue.

L’Unebévue N°32 : Inéchangeable et chaosmose II – Désarticuler le discours succube du signifiant
L'unebévue 2014 / ISBN n°978-2-914596-48-0/ 187 p. / 22€.

Sommaire

Adversus marionem. Oriane d’ontalgie. p. 11
Pour trouver ce qui est authentiquement de Jean-Luc Marion dans Le Phénomène érotique, il faut remonter à son problème : « Que se passerait-il si un adonné se trouvait mis en cause non par un donné simple, mais par un phénomène se donnantet se manifestant qui soit lui-même un autre adonné ? ». Ce qui, dans l’érotisme, se donne, selon Marion, c’est donc, encore et toujours, un phénomène. De sorte que si nous voulons trouver, nous, non des phénomènes de partenaires, mais des partenaires, nous devons (laissant à leur inventeur les « adonnés » de Marion dans son théâtre d’ectoplasmes) réintroduire ici ces êtres qui, dans la description du don, se sont, grâce à Klossowski, révélés inéchangeables. Simplement nous les voyons réapparaître ici avec leurs attributs érotiques : Vittorio avec son sed contra, Roberte avec son vacuum, son utrumsit et son quidest. La théorie de l’érotisme, après la performance de Marion, a besoin d’une bonne cure de Klossowski.

Natascha Kampusch : je ne vois pas les choses de cette façon. Anne Marie Ringenbach. p. 39
Natascha Kampusch, une victime évidente qui refuse de se proclamer telle. Branlebas de combat chez les paparazzi, réserve offusquée ou pincée des experts. Chaque fois qu’on veut lui imposer cet habit de monstre contemporain, l’être-victime, et tout l’attirail qui va avec, l’inflation victimaires dont on se délecte à souhait, syndrome de Stockholm, jouissance de la soumission, etc., Natascha Kampusch répond : « Je ne vois pas les choses de cette façon ».

Carmelo Bene… Poète histrion-cabotin. lauzerouaud. p. 59
Dans sa vie Shakespeare lui-même a été un spectacle ; il faudrait être un beau salaud pour lui refuser l’infidélité qui lui est due. Contre le devoir de fidélité conjugale au texte, Carmelo Bene mêle les textes, les auteurs, les langues, épuise et découd les phrases, déchire les mots, désarticule le discours succube du signifiant, pour ne jamais être à la merci du simple signifié… Il cite souvent une phrase d’Oscar Wilde : l’imagination imite, l’esprit critique crée. On imagine avec ce que l’on sait, ce que l’on connaît, ce que l’on a. Critique, on désenchaîne les atomes emprisonnés par/dans une forme stabilisée et homogène. Mais la soustraction critique reste morte si elle n’est faite que sur le texte écrit, sur l’écrit de l’oral-mort. Elle doit être réinventée dans l’instant de l’acte sur scène, dans l’acte d’ôter de scène. Le geste d’amputation fait sur le texte pour soustraire la domination de la langue sur la parole ne suffit pas, il faut l’infliger à la parole même : l’ennemie, c’est la parole jamais décantée, jamais chantée, jamais niée, jamais persécutée, et jamais assez persécutée. On a nié le chant.

Texte couteau. Colette Piquet. p. 83
L’enfance et l’écriture usent d’un imaginaire identique : elles créent inconsidérément le réel, elles le mettent en pièces, le reforment, s’y adonnent dans cette illusion et ce dédoublement propre au jeu, où l’on fait semblant pour de bon, écrit Tony Duvert. La petite fille de Portrait d’homme couteau a-t-elle fait l’objet d’une création inconsidérée de réel, de sa mise en pièces, de sa re-création, de ce qu’Henri Michaux nommerait un exorcisme par ruse ? Le deuxième Portrait d’homme couteau a conservé des traces insolites du passage de la petite fille disparue. Les rubans bleu et or, les mèches de cheveux soyeux. Et aussi des images fugitives, des restes de maisons, d’espaces, de pluie, des sensations. Et puis les fleurs, toujours ces fleurs laides, niaises, abhorrées. Obsédantes.

Quand toute signification cède. Rosine Liénard. p. 115
Tony Duvert dit comme en un poème la ville, les murs, la route, la nature. Nous suivons l’errance des personnages, en fugue de la famille, de l’ordre social, en fugue musicale, chaque élément, nature, personnage, événement, devenant l’objet de reprises, de devenirs. Essayant de suivre un récit, nous sommes mis sous tension : qui parle, qui guette, qui chasse, qui manipule et se joue de l’autre, on perd le fil. Subversion de notre lecture, de notre regard, identités défaites. Lecteurs, nous voici désorientés, inquiétés, parfois même foudroyés, mis au coeur du projet d’une écriture qui « attaque » le lecteur. Ce projet, Duvert le poursuivra jusqu’à son dernier livre, il n’en démordra jamais.

La grève des écoliers en Angleterre en 1911 : un chaos créateur jubilatoire. Anne-Marie Vanhove. p. 123
Dans ce moment particulier de 1911, quelque chose de paradoxal s’est produit qu’il faut souligner : une identification des enfants au monde adulte : ce mouvement de masse des enfants prend sans doute racine dans le mouvement de masse des ouvriers en grève au début de l’année 1911; et simultanément une désidentification, conséquence d’un processus de subjectivation des enfants qui se sont arrachés de la place qui leur était assignée, celle de n’être que future chair à canon, futur ouvrier, futur reproducteur..

Notre société capitaliste sadienne. Anne Marie Ringenbach. p. 137
Tony Duvert analyse le sadisme comme la démence de l’État sadien – le capitalisme, sa dépense effrénée. Il ne se rencontre pas que dans la guerre, la violence, le camp de concentration, la torture, Duvert n’y reconnaît là que les crises de cette structure sadienne permanente de notre société, et il démonte l’équilibre, l’harmonie, la paix et la prospérité de chaque groupe que domine et gère un État comme étant foncièrement organisé selon le schéma sadien de détournement de désir : dans cette société capitaliste sadienne, nous subissons toujours cet ordre social dont le désir est détourné, capitalisé, redistribué et en cela en constitue les assises et sa force. Le sadisme n’est donc pas à rechercher au sein des monstres que nous désigne la psychopathologie, découpeurs d’enfants ou étrangleurs de putains car le désir sadique « est surenchère, voire simple redite, du désir qui est passé avant lui et qui a construit l’ordre sur lequel il s’appuiera lui-même ». Notre libido est ce déchet ou ce dividende de désir que le système nous donne en gestion mais avec un mode d’emploi impératif : aimer, épouser, familialiser, acheter, enclore.

Hors [syn]thèse, ou l’enfance queer. Marie Jardin. p. 157
Alors, je vous le demande, y a-t-il quelqu’un, dans les universités françaises, qui ait fait passer un diplôme de maîtrise en lettres sur Tony Duvert dans les années 1990 ? En Italie, oui ! Tony Duvert : Journal d’un innocent (Quand la pédophilie entre en littérature), Pasqualina Cirillo, Thèse de maîtrise (laurea) en langue et littérature française. Année 1994-95, Institut universitaire oriental, Naples, Faculté de lettres et Philosophie. Duvert avait la préoccupation qu’écrivant des choses qui
par elles-mêmes sont tout à fait marginalisées, qu’au moins leur mode d’expression soit tel que ça circule. Pasqualina Cirillo leur a donné, à sa façon, un mode de circulation.

Cahier de l’unebévue en supplément gratuit pour les abonnés :

Légender Dustan. Ouvrage collectif

L’Unebévue N°31 : Inéchangeable et chaosmose I – La fêlure de l’immanence
L'unebévue 2014 / ISBN n°978-2-914596-41-1/ 163 p. / 22€.

Sommaire

La fêlure de l’immanence 1966 Foucault-Lacan. Frédéric Rambeau. p. 11
Que ce soit dans les dispositifs de visibilité foucaldiens ou dans la pulsion et le fantasme lacaniens, si la question de la subjectivation peut s’éprouver dans le visible, autant sinon plus que dans le dicible, c’est en tant que ce visible est domaine ou régime de signes, avant même d’être milieu physique ou champ optique. Mais les signes en question, signes « du » visible, ne sont pas des signes signifiants, ils ne sont pas signes de langage. Chez Foucault, les visibilités ne sont ni des signifiés ni des référents. Le signe est précisément ce qui porte en lui la césure du visible et du dicible, du langage et de la lumière, l’inscrivant à même le réel, à la surface des choses. La subjectivation se produit dans l’écart de l’immanence avec elle-même. Elle n’engage donc rien d’un retour à l’immanence ontologique traditionnelle, définie comme identité de l’être avec lui-même. « Conversion du regard » : c’est d’un même mouvement que la transcendance du sujet a été projetée à la surface de l’ensoi, et que cette surface simultanément s’est fêlée, qu’elle s’est constituée comme fêlure.

Minutes de la corniche. Marie Jardin.p. 39

Le 7 octobre 2013, à Marseille.
« D’un signe à l’autre ». Quand Guattari entreprit de problèmatiser l’enseignement de Lacan.
Mayette Viltard. p. 41

Deleuze et Guattari sont parmi les très rares chercheurs fondamentalement concernés par la psychanalyse, et qui problématisent l’enseignement de Lacan. Et ce, non par consensus, mais par dissensus radical : ils ne s’y opposent pas, ils ne le relativisent pas, ils construisent une question. Ainsi, quand Guattari écrit à Lacan en 1961, ce qu’il amorce est rien de moins que problématiser le trait unaire (« un bataclan à la 6-4-2 »), et par là, remettre en cause la thèse de Lacan de la lettre comme structure essentiellement localisée du signifiant ! Il faudra attendre les années soixantedix pour que Lacan fasse ses déclarations « fracassantes », comme « Rien ne permet de confondre, comme il s’est fait, la lettre avec le signifiant » ou encore « Le semblant c’est le signifiant en lui-même », ou plus tard « le signifiant, c’est-à-dire ce qui se module dans la voix, n’a rien à faire avec l’écriture » etc. Et de définir le trait unaire comme droite infinie « avec le trou tout autour »

Le Parlem, la langue non écrite du caporal Lortie.
Marie-France Basquin. p. 67

La langue de Lortie, telle qu’on l’écoute dans les enregistrements qu’il a réalisés la veille de son crime, est comme la musique de Dusapin. Les interstices, les écarts, les silences créent l’espace d’une autre musique, quelque chose s’arrête un peu et dans les bords d’une brèche de l’écoute un autre probable se découvre, la traversée d’une errance corporelle-langagière. La langue de Lortie l’emporte loin de luimême, prenant en elle la charge des sensations, des émotions qui le débordent et surgissent au hasard, lignes de fuite sonores intensives. Dernier geste lors de son crime, dans l’instant où il s’arrête de tirer, comme d’autres jetteraient leur arme en signe de reddition, Lortie jette son dentier. Il nous aura enseigné comment la langue s’incarne jusqu’à l’affolement.

Quatre leçons proposées par Foucault à l’analyse.
Jean Allouch. p. 85

La première leçon est un croisement, elle porte sur la discursivité. La deuxième un déplacement, elle interroge le désir envisagé comme soulèvement. La troisième une opposition, elle situe la libre association par contraste avec la parrhêsia. La quatrième une invitation, elle lie, en plein accord avec Lacan, langage et folie.

Frère d’anonyme.
Françoise Jandrot. p. 103

L’analyse de l’archive comporte une région privilégiée : à la fois proche de nous, mais différente de notre actualité, c’est la bordure du temps qui entoure notre présent, qui le surplombe et qui l’indique dans son altérité ; c’est ce qui, hors de nous, nous délimite. « Archive », c’est aussi un chapitre de l’inclassable livre de Philippe Artières Vie et mort de Paul Gény.

Le crâne de Lacan. Voyage anomalique dans les archives de la psychanalyse.
Mayette Viltard. p. 123

Certains croyants disaient que le « fameux » rapport Turquet avait définitivement scellé le sort de Lacan en juillet 1963. Or, le Rapport, archivé on ne sait-z-où, dans une pyramide, paraît-il, était INTROUVABLE. Et voilà qu’on pouvait soupçonner qu’il diffusait des miasmes qui rendaient notre lecture de Lacan changeante, fluctuante, rêveuse même. En fait, ce Rapport faisait des histoires.

L’archonte, les dindons, émois, et moi, et moi.
José Attal. p. 125

Vouloir accéder à certaines archives ne va pas de soi, cela nous le savions, mais demander à ouvrir à moitié, un peu, à peine, un demi-siècle plus tard, un placard nous concernant – le nous ici désigne au moins les psychanalystes lacaniens – s’est avéré être une drôle d’aventure plus de vingt années durant, car le placard en question était devenu une véritable sépulture, que dis-je, un tombeau dont on attendait qu’il accueille les derniers corps. « Dear, lire le rapport Turquet, vous n’y pensez pas, certains témoins sont encore vivants » m’a vertement fait savoir l’archonte ipéesque. Circulez, il n’y a rien à voir. Le rapport Turquet qui en 1963 scellait le
sort de Jacques Lacan resterait dans la tombe. À moins que.

S2, Un signifiant hors-page. À la recherche de la chaîne signifiante.
Claude Mercier. p. 141

« À supposer que vous ayez inscrit sur cette page blanche – à condition qu’elle soit page, c’est-à-dire finie – la totalité des signifiants, ce qui est après tout concevable puisque vous pouvez choisir un niveau où il se réduit aux phonèmes, c’est hors de la page blanche que [sera] le S2, celui qui intervient quand j’énonce « le signifiant c’est ce qui représente un sujet pour un autre signifiant ». Cet autre signifiant, le S2, sera hors-page ». Cette proposition de Lacan peut être reprise avec la problématique du noeud borroméen, en suivant cette fois Gilles Châtelet, et sa façon de prendre le noeud borroméen comme diagramme, comme laïcisation de l’invisible. On peut alors soutenir que les noeuds borroméens ne s’enchaînent pas, mais se réenchaînent comme une chaîne de Markov, ré-enchaînement sur coupure irrationnelle, et ce qui reste d’association, de chaîne signifiante passe dans cette coupure irrationnelle, mutation de la chaîne signifiante. Nous ne sommes plus dans un espace euclidien, mais dans un espace probabilitaire semi-fortuit, espace à la fois topologique et probabilitaire.

Les rêves de Crazy Horse.
Sherman Alexie traduit par Nicolas Plachanski. p. 147

« C’est bien ma veine », dit elle. « Un Indien éduqué ».
« Ouais », dit-il. « Université de la Réserve ».
Ils rirent tous les deux de la vieille blague. Tous les Indiens sont d’anciens étudiants.

Une gestion collective des rêves : extractions déterriotorialisées.
Abrahão de Oliveira Santos. p. 151

Un jour, inspiré de la tradition des Aborigènes d’Australie, j’ai décidé de rassembler des personnes qui consentaient volontiers à raconter des rêves. Ça a déclenché la création de « L’atelier de gestion collective de rêves », avec des étudiants en psychologie à Rio de Janeiro. Attirés en général par la curiosité, ils ont répondu à l’invitation et voulaient savoir comment l’on pouvait travailler le rêve collectivement, le considérer comme non individuel et non symbolique ?

Cahier de l’unebévue en supplément gratuit pour les abonnés :

Le rapport Turquet. Préface de José Attal, traduction et notes de Luc Parisel

En vente séparement en librairie ou sur http://www.unebevue.org/

L’Unebévue N°30 : Aujourd’hui, Dieu c’est nous
L'unebévue 2012 / ISBN n°978-2-914596-38-1 / 256 p. / 22€.

Sommaire

– MTB. Adolpho Bergerot. p. 9
… non, je mens, c’est bien en 2011 que je pus confirmer que Lacan était mon grand-père et que tout a commencé. Enfin, tout, c’est un peu trop. Quand je dis tout, je veux dire que c’est à ce moment-là que je découvris que ma grand-mère paternelle – que je n’ai jamais connue – fut la première maîtresse de Lacan, et que l’enfant qu’ils eurent, caché, jusque-là secret, était mon père. Ce que j’entrepris alors fut une reconstitution.

Parceque mon père a toujours dit… Sherman Alexie, traduit par Nicolas Plachinski. p. 23
Ton père a toujours été à moitié fou, me dit ma mère plus d’une fois. Et l’autre moitié prenait un traitement…

La question de l’être et la valeur de la vie. Anne-Marie Ringenbach. p. 31
La formule avancée par Guattari, « Aujourd’hui, Dieu c’est nous », vient pointer notre responsabilité actuelle dans la question de l’Être. Guattari avance cette formule avec ses concepts, ceux formés avec Gilles Deleuze, de déterritorialisation, de circuits rhizomatiques, d’énonciation collective, qui lui donnent son assise et écartent tout contresens quant à l’interprétation à donner à cette place prise à Dieu par les hommes. « Aujourd’hui, Dieu c’est nous » s’entend bien sûr à l’aune de la question de la mort de Dieu et la position centrale de cet énoncé dans la philosophie de Nietzsche.

Workshop sur l’entretien de Félix Guattari à la télévision grecque. Transcription établie par Mayette Viltard. p. 53
En vue du workshop du 10 mars 2012, au bar-forum de l’Entrepôt, à Paris, j’ai envoyé les vidéos de l’entretien de Félix Guattari avec G. Vestlos, de 1991, diffusé en 1992, disponibles sur youtube, à tous ceux qui fréquentent habituellement Place Publique. J’ai reçu beaucoup de mails témoignant de la difficulté de certains, intéressés par ses travaux, à véritablement entrer dans ses écrits. La matinée a été consacrée au débat, et l’après-midi, des échanges très animés se sont entremêlés avec la diffusion des images et la présence de Félix Guattari à l’écran.

Notes pour le workshop sur l’entretien avec Guattari. Anne-Marie Vanhove. p. 109
Examinons de près le rapport entre les trois composantes des « tourniquets » : le concept, le réel appelé événement ou lutte des classes, et le désir ; la philosophie, la politique et la psychanalyse. Le « tourniquet des concepts » est composé des deux premières, et celui « du désir », de la première et de la troisième. Notre intérêt est d’observer ce qui se passe entre les composantes avant qu’elles n’aient deux points nodaux, deux « tourniquets ». Il s’agit d’un rapport à trois termes, d’un système de trois « lieux », qui produit deux sortes de rapport à deux termes.

Elles sont fragiles, les relations ! Xavier Leconte. p. 117
Quelques mots à propos de ce que Deleuze qualifie de coup de tonnerre dans la philosophie : les relations sont par nature extérieures à leurs termes, et de ce qu’il dit dans son cours de décembre 1982 : « Tapez pas sur les relations, c’est du fragile. Tapez tant que vous voudrez sur les attributs, c’est du solide ! Mais les relations, oh là là !… ».

Dieu à l’étable. Nunzio d’Annibale. p. 121
Il y a un texte d’Artaud, Les mères à l’étable. On est en 1946. Artaud note que ce texte est un rêve.
– Une esthétique immanente, une esthétique de l’existence. Françoise Jandrot. p. 125
C’est dans Différence et Répétition que René Schérer trouve les arguments critiques qui démontent l’interprétation de l’Éternel retour, de Nietzsche, par Heidegger. La position de Deleuze, souligne Schérer, rompt avec ce que serait une nouvelle lecture « nietzschéenne » de Heidegger pour passer à de nouveaux repères et à un autre ordre d’affirmation.

Bonhomme de vent. Marie Jardin. p. 141
Au dos du DVD de Sima Khatami, Boris Charmatz a écrit : « Il y a une littérature qui est encore de la danse, et dans le cas de Hijikata, celle-ci n’est pas seulement méconnue, elle est inouïe, elle n’existait pas encore. Nous sommes soudain face à un trésor qui déchire les représentations ».

-Littéralité : diagramme et analogie esthétique. Claude Mercier. p. 147
Annonçant les thèmes de sédentaire et de nomade, Deleuze va les lier respectivement à la représentation (l’analogie) et à l’univocité. La représentation implique l’analogie de l’être alors que l’univocité de l’être et la différence individuante sont hors représentation. Univocité, nomadisme, actuel/virtuel, et jugement, feront toujours partie des analyses de Deleuze, seul ou en compagnie de Guattari. Les deux figures de l’analogie (de proportion et de proportionnalité) ne conviennent pas à cette écriture à même le réel – à la lettre – ni analogie ni métaphore. On est comme prisonnier du quadruple carcan de la représentation. La problématisation porte sur une possible sortie de la similitude productrice de ressemblance.

Trans/vers/alice aux pays des esquizos. Alicia Guerrera Diaz. p. 187
La création, par opposition à l’oeuvre finie, projette, du sujet, quelque chose qui est à décrypter, un pré-antérieur au transfert possible. Nous n’avions pas idée de l’ampleur que cela allait prendre dans un atelier avec les esquizos et débiles mentaux.

Quand Michel Foucault invitait les psychanalystes à jouer. Michèle Duffau. p. 193
Dans le laboratoire comportementaliste mondial, l’autisme faisait office de dernier résistant, mais une fois renommé et reclassé, il peut – enfin – être disponible pour les opérations de la Grande Équivalence, de l’Homogénéisation, qui ne produisent de la différence que pour la digérer et transformer en Prestations les grands problèmes de l’existence. Par on ne sait quelle impuissance à penser ce qui se passe, ou peutêtre en raison d’un passif qu’il s’agirait de lever, il faut bien constater que Michel Foucault manque cruellement dans le débat !

Tissage. Jocelyne Lagand. p. 201
Passage Verdeau, dans un cabinet de curiosités devant lequel je passais depuis des années, était exposée une créature osseuse et molle, cousue ou infibulée, qui m’avait piquée dans la chair.

Collures : du cinéma expérimental à l’anthropologie. Barbara Glowczewski. p. 203
Félix Guattari n’avait pas imaginé à quel point l’image – art, installation ou cinéma – et la critique de sa représentation ethnocentrique feraient l’objet d’une réappropriation par les peuples colonisés, subalternisés et d’autres résistants au Capitalisme mondial intégré, mais il avait eu l’intuition et l’espoir de ce potentiel de créativité au début des années « d’hiver », espoir revenu à la veille de sa mort lorsqu’avec ses propres mots – mais aussi ses yeux –, il dit être sorti d’une dépression.

L’art comme transport-station du trauma. Bracha L. Ettinger traduction Dimitra Douskos. p. 215
Je propose d’ajouter l’idée de non-vie et les idées de décalantbord, reliantbord, et espaçantbord féminins au coeur de la pensée au sujet du moment créatif et de son « âme », au moyen d’un type différent de femme-Autremère-archaïque-Chose. Ceci signifierait, pour paraphraser l’expression de Lacan, une vie qui pourrait être vécue ou pensée, depuis la place de cette limite où la vie est encore à venir, où elle est déjà sur l’autre rive, mais d’où elle est vue et vécue dans la forme de quelque chose qui n’est pas encore ici en temps ou en place.

Dessin, peinture, carnet. Bracha L. Ettinger. p. 234

Du transfert au paradigme esthétique : Conversation avec Félix Guattari. Bracha L. Ettinger. p. 247
En 1989, j’ai interviewé plusieurs amis psychanalystes au sujet de l’état de la psychanalyse en France « après Lacan », et entre autres, Félix. Ce qui m’intéressait particulièrement était d’apprendre quelque chose sur les résidus du transfert qu’ils avaient effectué sur Lacan à partir de la scène parisienne, lieu tellement spécifique, tellement extraordinaire, avec ce qui m’apparaissait alors comme une espèce particulière de susceptibilité et même de violence plus ou moins contenue.

L’Unebévue N°29 : LACAN DEVANT SPINOZA CRÉATION / DISSOLUTION
LACAN DEVANT SPINOZA Création/Dissolution
L'unebévue 2012 / ISBN n°978-2-914596 / 22€.

Sommaire

Il y avait une erreur quelque part. François Matheron

Louis Althusser et le « groupe Spinoza ». François Matheron
Derrière la reprise de la philosophie conçue comme tâche politique numéro un se dissimule sans doute une transformation beaucoup plus profonde de l’idée même de politique, immédiatement vécue comme impossible, et le « groupe Spinoza » est peut-être, avant tout, un groupe Machiavel dénié. Le « Spinoza » en question est un Spinoza machiavélisé. On le sait aujourd’hui : Althusser s’est profondément identifié, souterrainement, à Machiavel : lorsqu’il réfléchit sur lui-même, il y a toujours Machiavel en toile de fond, et lorsqu’il travaille sur Machiavel, il pense toujours en même temps à lui-même.

Le sujet du sacrifice : Lacan devant Spinoza. Gabriel Albiac
Nous avons fait le détour par Spinoza – écrivait Althusser– pour voir un peu plus clair dans le détour de Marx par Hegel. Lacan ne se trompait pas lorsqu’il voyait, en 1964, dans ce rapport à Spinoza, le point d’accord avec ce renouveau du marxisme qui trouvait son noyau chez Althusser dans les années 1960. Il y a du malentendu là, peut-être. Il faudrait, toutefois, prendre le risque de jouer sur ce problème. Il fixe un point de non-retour dans l’histoire du marxisme, mais aussi dans la formulation définitive de la refondation lacanienne de Freud : le spinozisme comme lieu obligé d’une théorie matérialiste de la subjectivité.

Court billet. Jean-Paul Abribat
Si dans la philosophie, et éminemment celle de Spinoza, la psychanalyse a à reprendre son bien, elle ne peut le faire qu’en perdant la philosophie, et éminemment Spinoza, mais elle ne peut le faire que de traviol.

Deux « tourniquets » ou une Topique : Althusser comme missing link entre la philosophie, la psychanalyse et la politique. Yoshihiko Ichida

Examinons de près le rapport entre les trois composantes des « tourniquets » : le concept, le réel appelé événement ou lutte des classes, et le désir ; la philosophie, la politique et la psychanalyse. Le « tourniquet des concepts » est composé des deux premières, et celui « du désir », de la première et de la troisième. Notre intérêt est d’observer ce qui se passe entre les composantes avant qu’elles n’aient deux points nodaux, deux « tourniquets ». Il s’agit d’un rapport à trois termes, d’un système de trois « lieux », qui produit deux sortes de rapport à deux termes.

Fragments de la machine d’écriture d’Althusser. Les lettres à Franca. Marie-France Basquin
Malgré l’enchantement du style et la richesse des propos, force est de constater qu’un envahissement progressif oblige, à plusieurs reprises, à arrêter la lecture, à délaisser ce livre imposant de plus de 700 pages. À travers les mises au point récurrentes de Louis à l’occasion des rendez-vous avec Franca, rendez-vous prévus, rêvés, et parfois annulés par lui ou par elle, les lettres, insidieusement, créent peu à peu un enfer. Quelle machine à lettres s’est donc mise alors à fonctionner, entre eux, et pour le lecteur ? On pense évidemment à Kafka, et à la si belle étude de Deleuze et Guattari. S’agirait-il de la même sorte de machine littéraire ?

Le concept est-il l’apanage du philosophe ? Stéphane Nadaud
S’il est une question que pose le livre d’Attal, La non-excommunication de Jacques Lacan, c’est bien celle du concept. Pluriel plutôt que singulier : questions quant à sa construction, ses déplacements, ses transformations, ses dénominations. Sautant de Spinoza à Lacan (avec ou sans Spinoza), de Machiavel à Althusser (avec ou sans Machiavel), d’Althusser à Lacan et de Lacan à Althusser, le livre de José Attal invite à se demander, de l’Amor intellectualis Dei au désir de l’analyste, passant par le prince, si tout cela est encore, in ou out la philosophie, une question de concepts.

Un flagrant délit de légender. Mireille Lauze et Jean Rouaud
Pour Gilles Deleuze il y a le cinéma politique classique qui exalte la présence d’un peuple existant, et le cinéma politique moderne, celui de Pierre Perrault, qui «contribue à l’invention d’un peuple là où le maître a dit : pas de peuple ici ». Le cinéma de Perrault est exigeant : voir ce peuple qui manque, peuple mineur et invisible, exige un décentrement du regard car il est plus facile d’enfermer l’autre dans une identité culturelle représentée que de le saisir dans le mouvement d’un peuple à venir.

Une expérience palpitante. Yan Pélissier
Le 22 novembre 2011, Stéphane Nadaud était l’invité de Book-en-train à l’hôpital de jour pour adolescents de la rue Bayen, à Paris dans le 17e arrondissement, pour un débat autour de son livre Fragment(s) subjectif(s).

La guerre du soin n’aura pas lieu. Nunzio d’Annibale
J’ai donc écrit mon mémoire de Master 1 sur le déménagement du Centre de jour de Chatelet-Les-Halles, au 5 rue Saint-Denis dans le 1er arrondissement, sur une péniche dans le 12e. Un mémoire de psychologie clinique sur une question aussi futile, sur un déménagement, je peux vous dire que ça n’a pas plu à tout le monde.Vous avez dû lire un tas de petits articles plus idiots les uns que les autres, sur le sujet. Ce bateau fait un tabac. Ça enfume la Psychiatrie. Après n’avoir parlé que des schizophrènes meurtriers et des Unité pour Malades Difficiles, les voilà qui nous font le coup de la croisière s’amuse. Poor Adamant!

Lacan en crise. Fantaisie. Christian Simatos
La façon dont Lacan jouait de sa personne déconcertait. C’est cela qui produisait la question « que me veut-il ? ». Question que je pourrais formuler autrement : quelle est cette dette qu’il creuse en moi par un discours qui me parle sans s’adresser à moi et auquel je manque à savoir répondre ? Vous voyez que nous ne sommes pas loin du discours amoureux. Il va sans dire que je n’ai pas adopté cet éclairage sans un s&e