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La mâchoire de Freud (lire George Orwell aujourd’hui)

Séminaire


Dernière date

9 Juin 2022 - Paris

un séminaire proposé par Yann Diener

« L’homme est devenu une sorte de dieu prothétique, vraiment grandiose quand il porte tous ses organes auxiliaires. » C’est en 1930, dans Malaise dans la civilisation, que Freud s’intéresse aux techniques par lesquelles l’homme cherche à démultiplier ses capacités motrices et cognitives. Il parle du téléphone, des lunettes, de l’appareil photo, et d’autres appareils avec lesquels l’homme entretient l’illusion d’améliorer ses organes moteurs et sensoriels, « dans un idéal de toute puissance et d’omniscience. » Freud précise que ces prothèses nous procurent encore de la gêne parce qu’elles n’ont pas « poussé en même temps que notre corps », mais il prévoit qu’en la matière nous allons faire des progrès considérables.

Dans ce texte, Freud ne dit pas qu’il porte lui-même une prothèse à la mâchoire. Il souffre d’un cancer, un carcinome verruqueux, qui lui a été diagnostiqué en 1923, quand il avait 67 ans, et qui lui dévore la bouche. Il n’en parle qu’à ses proches ; ainsi en octobre 1925, il écrit à Ferenczi : « Dans l’ensemble, je me trouve assez bien, mais je ne parviens pas à mieux supporter les troubles dus à la prothèse, et, en fait, je parle beaucoup plus mal que l’an dernier. » Et l’année suivante, au même Ferenczi : « Les prothèses me torturent horriblement, de sorte que je peux à peine parler, et en plus je ne sais pas pourquoi. »

Malgré les conseils de ses médecins, Freud n’arrête pas de fumer ses petits cigares, et va subir jusqu’à sa mort une trentaine d’interventions pour exciser le tissu cancéreux et pour ajuster la prothèse dont sont chargés deux spécialistes. Il surnomme sa prothèse « Le monstre » : cet engin compliqué lui permet de manger par moments, mais il lui provoque une inflammation et des douleurs supplémentaires qui l’empêchent de parler.

En août 1924, Freud écrit à Max Eitingon : « Je suis accaparé par l’état de tension que provoque la prothèse ».

Aujourd’hui, nous sommes collectivement accaparés par l’état de tension que nous provoquent nos diverses prothèses. En plus de nos petites machines portatives plus ou moins intelligentes, il est un genre de prothèse que nous utilisons pour nous donner l’illusion de mieux nous entendre : les prothèses verbales. En anglais, verbal false limbs : c’est ainsi que George Orwell qualifiait les expressions toutes faites et répétées mécaniquement. Orwell écrit encore : « L’orateur qui utilise ce type de phraséologie a commencé à se transformer en machine. » On trouve ça dans « Politics and the english langage », un article publié en 1946, quand Orwell commence à s’intéresser aux langages totalitaires. Ces réflexions aboutiront au néologisme newspeak dans son roman 1984 – publié en 1949. (Dans la première traduction française de 1984, newspeak était rendu par « le novlangue », mais le terme est passé au féminin dans le langage courant : on parle de la novlangue).

Notre mâchoire est bloquée, notre parole est empêchée par des éléments de langage toujours plus envahissants. Nous cohabitons avec ces monstres qui occupent nos bouches et nous donnent l’illusion de mieux communiquer. Nombre de termes ou d’expressions qui appartenaient au jargon des informaticiens il y a encore quelques années sont aujourd’hui passés dans le lange courant : « Ce matin je dois me connecter pour un briefing en distanciel » ; « Je suis déconnecté de ma famille » ; « Notre parti doit changer de logiciel ». « Présentiel » et « distanciel », comme tous les mots qui riment avec logiciel, font fortune. Et le ministère de la Santé parle du DUI, le « dossier de l’usager informatisé » – dans l’ordre de ces termes, c’est l’usager qui se retrouve informatisé.

Nous nous plaignons tous les jours de tomber sur un automate vocal inefficace au standard d’un hôpital ou d’une administration, nous regrettons que tous les métiers soient saccagés par des algorithmes, mais nous continuons à nous équiper d’appareils aussi brillants qu’handicapants, nous participons à les perfectionner et à les incruster toujours plus dans notre corps.

« La parole est la forme de cancer dont l’être humain est affligé », disait Lacan le 17 février 1976 au cours du séminaire Le sinthome. Par l’intermédiaire des langages informatiques, le langage machine – ou « code machine » – est-il devenu le nouveau langage universel par lequel l’humanité essaye de se guérir de ce cancer qu’est la parole ?

Le philologue Victor Klemperer a montré comment la langue et la pensée ont été mécanisées en intégrant des mots de la technique. Aujourd’hui, en intégrant des mots de l’informatique, la langue s’informatise. À partir de nos pratiques, et de la lecture de textes d’Orwell précédant 1984, nous essaierons de préciser jusqu’où la parole est aujourd’hui ravalée à un outil de communication, pour servir au traitement automatique de l’information (c’est la définition du terme Informatik, d’abord forgé en allemand, en 1957). Les innombrables codes que nous « saisissons », et dont nous parlons à longueur de journée – codes secrets, digicodes, QR codes – viennent déséquilibrer la part de message et la part de code qui composent tout langage. À l’hôpital et dans les établissements médico-sociaux, tout accueil de la parole est soumis au « codage des actes ». Qu’en est-il dans la pratique dite « privée » ?

Lors de la séance du 10 mars 1965 des Problèmes cruciaux pour la psychanalyse, Lacan s’insurgeait contre les analystes à la mode anglo-saxonne qui s’alignent sur une théorie devenant alors à la mode : la théorie de l’information, où il n’est plus question que d’émetteurs et de récepteurs. Je cite Lacan : « Le langage n’est pas un code, précisément parce que, dans son moindre énoncé, il véhicule avec lui le sujet présent dans l’énonciation. Tout langage, et plus encore celui qui nous intéresse, celui de notre patient, s’inscrit, c’est bien évident, dans une épaisseur qui dépasse de beaucoup celle, linéaire, codifiée, de l’information. »

 

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Les jeudis 10 février, 10 mars, 7 avril, 12 mai, 9 juin 2022
à 21h au local de l’ELP, 212 avenue du Maine, Paris 14e
pour participer, téléphoner à Yann Diener au 06.63.93.58.46
ou écrire à yann.diener@icloud.com

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Éléments bibliographiques :

Gilles Deleuze et Félix Guattari, Capitalisme et schizophrénie – L’Anti-Œdipe, chapitre I, « Les machines désirantes » (éditions de Minuit, 1972).

Yann Diener, LQI – La langue quotidienne informatisée, à paraître en février 2022 aux éditions Les Belles Lettres.

Jean-Pierre Faye, Langages totalitaires (Hermann, 1972) ; Le langage meurtrier (Hermann,1996).

Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation, traduction de Marc Crépon et Marc de Launay, dans le recueil intitulé Anthropologie de la guerre (édition bilingue, chez Fayard).

Sigmund Freud et Sándor Ferenczi, Correspondance 1920-1933 (Calmann-Lévy).

Andrew Hodges, Alan Turing : The Enigma (Walker & Co; traduction française chez Payot sous le titre Alan Turing ou l’énigme de l’intelligence).

Frédéric Joly, La langue confisquée : lire Klemperer aujourd’hui (éditions Premier Parallèle, 2019).

Victor Klemperer
LTI – La langue du IIIe  Reich – Carnets d’un philologue (Pocket).
Journal : 1933-1941 ; 1942-1945 (éditions du Seuil).

Jacques Lacan, séance du 17 février 1976 du séminaire Le sinthome : à propos des paroles imposées.

Elon Musk, https://neuralink.com (l’entrepreneur transhumaniste américain considère que le langage humain sera « obsolète » dans moins de vingt ans ; avec sa société Neuralink, il s’emploie à relier physiquement les ordinateurs aux cerveaux humains).

George Orwell
Nineteen Eighty-Four (Penguin Books).
1984 ou Mil neuf cent quatre-vingt-quatre : quatre traductions différentes sont disponibles en français : trois chez Gallimard, signées Amélie Audiberti, Josée Kamoun et Philippe Jaworski ; plus une chez Agone, signée Celia Izoard.
– « Politics and the english language » (1946), in Why I Write ?, de George Orwell (Penguin Books) ; « La politique et la langue anglaise », traduit par Anne Krief, Bernard Pecheur et Jaime Semprun, in Tels, tels étaient nos plaisirs (éditions Ivrea).

Mathieu Triclot, Le moment cybernétique – La constitution de la notion d’information (Champ Vallon, 2008).

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