Conférence de l’Unebévue
Conférence
Dernière date
13 Janvier 2018 - Paris
REVIRTUALISER LA VIE.
LANCE SULLIVAN,CLEVERMAN AUSTRALIEN YALARRNGA
PAR BARBARA GLOWCZEWSKI
présentation Mayette Viltard
Ancien de la nation Yalarrnga du centre-ouest du Queensland. Né Tjupurrula Maarij Tjarra, Lance Sullivan est guérisseur et médiateur entre les anciens de son peuple et les Aborigènes de la côte nord-ouest. Il est le premier de sa communauté d’origine, Boulia, à faire des études à l’Université James Cook (en anthropologie et archéologie).
Il a publié en 2005 un ouvrage sur sa langue, le Yalarrnga. En 2009, il fit une fumigation rituelle des fondations du Musée des Confluences à Lyon. Invité à nouveau en France par le Festival de Chamanisme à Genac (avril 2017 et 2018).
À la galerie au premier étage de l’ENTREPÔT
7 à 9 rue Francis de Pressensé 75014 Paris
de 14h à 16h30
Participation aux frais :
10 euros (tarif réduit 5 euros)
Pour télécharger le flyer cliquez ici.
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13 Janvier 2018
Argument
Pour les Warlpiri et leurs voisins du désert, ce que nous voyons comme nature est
leur culture, dimension du « dessus » (actuel) qui se différencie de ce que nous
appelons l’invisible, le « dessous » (virtuel) des Aborigènes, domaine des
Dreamings, ces êtres mythiques qui ont semé les vers de chant dans la terre et continuent
à rêver la vie des humains et de tout ce qui existe. Les Rêves sont ainsi des
devenirs dont l’actualisation dépend de ce que les humains revirtualisent en créant
des alliances diverses entre eux et avec tous les existants, y compris les esprits de
la terre qui habitent des dimensions multiples. Nous sommes loin ici du courant créationniste
et de l’intelligent design… la vie sur terre n’est pas « déterminée », ne
résulte pas d’une intention divine à l’égard des humains.
Guattari était fasciné par le fait que tout l’agencement collectif d’énonciation des
Warlpiri (et d’autres Aborigènes en Australie) soit construit sur ce principe de la trace,
visuelle et sonore, qui fait parcours, et des entrecroisements rhizomiques qui mettent
en lien le réel, l’actuel, le virtuel et le possible, toujours dans des mouvements autoréférents
de métamorphose. Évidemment les tactiques peuvent changer les traces
d’un humain en fuite. Il peut simuler une marche arrière pour brouiller les pistes, avec
de fausses lignes de fuite. Il reste que chaque trace laissée est la seule preuve du
réel qu’une action a eu lieu. Le territoire existentiel, c’est ça.
Dans « Pratiques écosophiques et restauration de la cité subjective », Guattari appelait
à « créer les conditions d’émergence, à l’occasion d’une réappropriation des ressorts
de notre monde, d’un nomadisme existentiel aussi intense que celui des
Indiens de l’Amérique précolombienne ou des Aborigènes d’Australie ». On peut dire
qu’aujourd’hui bien des personnes, dont les refugiés demandeurs d’asile, et ceux que
j’appelle les réfugiés de l’intérieur (Les Aborigènes en Australie et autres populations
minorisées) inventent, jour après jour, un nomadisme existentiel qui revendique le
droit de s’installer dans des foyers mouvants. Leur affirmation est si intense que les
Etats répondent par une violence destructive pour empêcher que ces mouvements
deviennent contagieux. L’enjeu de cette multiplicité de tentatives pour survivre est
l’affirmation d’une force de vivre qui soutient une transformation nécessaire du
monde. Ce qui est actualisé c’est la violence des conflits et le flux des réfugiés mais
la cristallisation de toutes les menaces virtualise aussi d’autres possibles : de nouveaux
agencements d’humains et de non-humains sur la terre.
Nous devons compenser, c’est-à-dire prendre soin et réparer le monde, comme dit
Lance Sullivan, le cleverman australien yalarrnga. Selon lui, quand on ne craint pas
les esprits et qu’on prend le temps de les écouter et de leur parler, alors ils nous viennent
en aide. Ils nous permettent de traverser le corps et les murs, de détourner l’opposition
entre dedans et dehors. Ce n’est pas un simple « exorcisme » qui consisterait
à faire sortir de notre intérieur mental et corporel des présences étrangères qui
nous possèderaient comme la “sorcellerie capitaliste” dont parlent Stengers et
Pignarre.
Comme en Amérique latine, et ailleurs en Afrique ou dans les îles du Pacifique,
l’évangélisme a le vent en poupe : il reconnaît une forme de transe spirituelle mais
dans une véritable guerre avec les esprits supposés diaboliques et démoniaques
des autres religions. Le christianisme a toujours gardé une part cachée de l’inquisition
consistant à former certains de ses membres à l’exorcisme qui par définition
reconnaît l’existence de la possession par les esprits. Mais pourquoi sont-ils pensés
de cette manière toujours négative, nocive, dangereuse ?
La logique de l’alliance entre humains, non-humains et à l’égard des différents
lieux est celle d’une circulation attentionnée par don/contre don, un
principe de dette ouverte, ce que les Aborigènes appellent le « payback »,
le remboursement, la compensation ou encore la « réparation ». Il s’agit toujours
de réparer dans l’alliance, source du soin tant des acteurs que du
milieu qui les traverse. L’alliance entre tout ce qui existe est conditionnée
par des alliances toujours à renouveler rituellement avec les esprits de la
terre. C’est ce qui anime l’attachement à la terre. Et ces esprits ne vivent
pas que dans la terre: ils habitent aussi des dimensions parallèles que l’on
peut explorer en rêve.
Comme pouvait le dire Guattari dans Chaosmose, « Les structuralistes ont
été trop hâtifs en positionnant topiquement le Réel de la psychose par rapport
à l’Imaginaire de la névrose et au Symbolique de la normalité. Qu’ontils
gagné à cela? En érigeant des mathèmes universels du Réel, de
l’Imaginaire et du Symbolique, considérés d’une pièce chacun pour eux-mêmes,
ils ont réifié, réduit la complexité de l’enjeu, à savoir la cristallisation
d’Univers réels-virtuels, agencés à partir d’une multiplicité de Territoires
imaginaires et sémiotisés par les voies les plus diverses. Les complexions
réelles – celles par exemple de la quotidienneté, du rêve, de la passion, du
délire, de la dépression et de l’expérience esthétique ne sont pas les unes
et les autres de même couleur ontologique ».
Ainsi, concevoir un vers chanté comme un agent virtuellement là dans un
lieu, en attente de s’actualiser comme foetus humain pour se revirtualiser à
la mort ensuite dans le même lieu, illustre à la fois la ritournelle de Guattari
et ce que Deleuze a appelé le processus de revirtualisation, la cristallisation.
Prendre soin de la terre c’est mettre en oeuvre la capacité de revirtualiser la
vie.
Quelques références
Cleverman, double pouvoir de guérisseur et de sorcier est le titre d’une série de science fiction
écrite par des Aborigènes. Voir la notion de SF (science fiction, scientifique fact, string figures,
figures des jeux de ficelles) de Donna Haraway développée par Isabelle Stengers dans sa promotion
de Gestes spéculatifs, cf “Debout avec la terre”, Multitudes 65 (Majeure Matières pensantes),
2017; en anglais Inflexions 10, 2017.
Environmental Humanities and New Materialisms – The Ethics of Decolonizing Nature and
Culture, Unesco 7-9, 2017 : New Materialist concepts of living matter, especially in Manuel
DeLanda’s work, upset conventional distinctions between matter and life, inorganic and organic,
passive object and active subject. In Karen Barad’s “agential realism”, material agency does not
privilege the human, just as for Jane Bennett, “thing power” emphasizes the shared material
basis and the kinship of all things, regardless of their status – human, animal, vegetable, or mineral.
F. Guattari, « Pratiques écosophiques et restauration de la cité subjective », in Chimères, n° 17
version courte, republiée dans Chimère N°50. Version longue dans Guattari. Qu’est-ce que l’écosophie?
Textes présentés par Stéphane Nadeau, Abbaye d’Ardenne: lignes/Imec, 2013 : 31-57.
Comité invisible, Maintenant, La fabrique, 2017.
Félix Guattari, Chaosmose, Galilée, 1992.
Gilles Deleuze, “Ce que les enfants disent” in Critique et Clinique, Minuit, 1993.
Lance Sullivan, entretien avec Barbara Glowczewski : https://vimeo.com/233652286
Barbara Glowczewski
– Du rêve à la loi chez les Aborigènes : mythes, rites et organisation sociale en Australie, Paris,
PUF, 1991.
– Les rêveurs du désert : peuple warlpiri d’Australie, Arles, Actes Sud, 1996.
– Rêves en colère : alliances aborigènes dans le Nord-Ouest australien, Paris, Plon, 2004.
« Guattari et l’anthropologie », Multitudes 34, L’effet Guattari, 2008.
Colloque biodiversité et culturodiversité, 2017 : http://www.agroparistech.fr/podcast/Contre-lecocide-avec-les-peuples-autochtones-d-Australie-et-de-Guyane.html
On ne peut pas avoir peur du monde des esprits.
Il y a beaucoup de choses à dire sur les esprits.
d’habitude je ne regarde pas beaucoup avec mes yeux
Je vois toujours avec mon Mungun
Et c’est ainsi que je peux voir dans le monde des esprits
Je peux leur parler quand j’utilise mon pouvoir Mungun
Je peux leur parler, les esprits me répondent
Et si j’essaie d’expliquer à quelqu’un, il peut penser que je suis fou, tu sais?
Lance Sullivan